Je me suis souvent demandé pourquoi, tout comme les saumons qui remontent la rivière vers l’endroit où ils sont nés, certains reviennent toujours sur les lieux de leur enfance. Peut-être parce qu’ils retrouvent là tout ce qu’ils aiment, tout ce qui les a construits ? Vraisemblablement. Pour ma part, j’ai toujours pensé que les lieux nous façonnent et laissent en nous des traces tenaces. Et lorsque notre enfance fut heureuse – comme la mienne le fût -, les retrouver, c’est retrouver le bonheur, des paysages, des parfums, des sensations, des sons, connus, reconnus, à tout jamais familiers, qui nous rassurent et nous apaisent. Retrouver ces lieux, c’est arrêter le temps. Le passé se confond alors au présent. Nous revenons « à la maison », nous nous retrouvons.
Moi, c’est dans les Vosges où je me retrouve. Et depuis quelques années, c’est là et seulement là où je veux être, où je veux retourner encore et encore. Dans les Vosges. Dans la forêt. Dans la forêt des Vosges. Je ne rêve plus d’Inde ou d’Australie, mes priorités ont bougé, sans même que je m’en rende compte d’ailleurs. Peut-être est-ce parce que je vieillis et que mon temps est compté ? Mais aussi parce que je me connais mieux et sais maintenant ce qui me fait vraiment du bien. C’est au moins l’un des avantages de l’âge. Ne plus perdre de temps et se contrefiche de ce que pensent les autres.
D’ailleurs à ceux qui me disent « oh, tu retournes encore dans les Vosges ? Tu devrais essayer les Canaries ! Nous on y était début octobre, on était au Baobab Resort, un hôtel de rêve et on a eu du soleil tous les jours, mais alors TOUS les jours !», je ne leur réponds rien et me contente de les faire raconter leurs vacances, souriant intérieurement devant leur ignorance en matière de géographie (lorsqu’ils me disent avoir confondu les Canaries et les Baléares et s’être donc étonnés de se retrouver sur une île de l’atlantique) et de leur curiosité limitée à la découverte du luxe ostentatoire – et donc forcément quelque peu vulgaire – de leur hôtel. Mais chacun son rêve après tout et loin de moi l’idée de les en blâmer ou de me moquer.
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J’y étais fin septembre, dans ma forêt. Le temps était pluvieux et la température au lever du jour ne dépassait pas six degrés, des voiles de brume faisaient disparaitre la cime des sapins et la vallée en contrebas de notre cabane. D’aucuns auraient soupiré en se disant que le temps était pourri et seraient donc restés au chaud pour bouquiner en se promettant de passer leurs prochaines vacances en Egypte ou aux Antilles. Moi, je m’en réjouissais presque de ce temps d’automne. Car la pluie, comme la chaleur, sont des expériences sensorielles qui, en forêt surtout, nous font percevoir différemment tout ce qui nous entoure.
Nous partions en milieu de matinée, lorsque la température avait grimpé d’un ou deux degrés et après un petit-déjeuner de kougelhof, confiture de brimbelles et thé brûlant. Nous mangions en étudiant nos cartes d’Etat-major, discutant du circuit du jour qui devait parfois tenir compte de la pluie et donc d’un retour au chalet-cabane pour un casse-croûte au chaud et au sec. Cela dit, il est nous arrivé plus d’une fois de déjeuner sous une pluie fine, que ce soit sur les Hautes Chaumes, et donc à découvert, ou sous les branches de sapins faisant tant bien que mal office de parapluie géant, et ce fut à chaque fois agréable. Le contraste entre la pluie, le ciel gris à l’infini et le moelleux réconfortant de nos rillettes d’oie et du thé accompagné d’un chocolat noir était tout bonnement délicieux.
Prendre la route de la forêt, c’est pour moi, obéir à un rituel que je peaufine d’année en année. Je ne suis pas sportive comme mes longues et belles cousines, alpinistes et coureuses de fond émérites, encore moins une aventurière, juste une marcheuse modeste qui avale sans problème ses vingt kilomètres et ses bons dénivelés. De la balade donc plutôt que de la randonnée sportive. Néanmoins, je m’y prépare chaque matin comme s’il s’agissait d’une expédition : vérification du contenu du sac à dos (boussole, lampe de poche, cape de pluie, couteau – on ne sait jamais -, Olympus), préparation de notre casse-croûte, choix de ma tenue, et étude approfondie de notre circuit sur ma carte IGN (balisage, courbes de niveaux, type de végétation, orientation et points de vues). Préparer c’est déjà y être et en même temps être forcément surpris, car c’est faire l’expérience du décalage entre une représentation cartographique et la réalité du terrain.
A contrario, j’aime à relire mes cartes comme on aime à relire un roman qui nous a plu. Je sais alors que l’étroit chemin entre le lac de la Maix et la Fontaine Colas, balisé d’un disque jaune par le Club Vosgien, est l’un des plus beaux qui soit, tapissé d’aiguilles de pins, serpentant entre rochers, épicéas, buissons de myrtilles et fougères, là où nous nous sommes arrêtés net au passage d’un écureuil roux, vif comme l’éclair. Cela ma carte ne le dit pas, mais moi je le sais. L’expérience du terrain …
Mon expérience du terrain ou plutôt, mon expérience de la forêt. Par tous les temps et aussi en ce début d’automne pluvieux.
La voiture garée, le moteur arrêté, le silence est la première chose que nous percevons, peut-être entendons-nous un pic-vert martelant l’écorce d’un arbre, peut-être le vent ou le chant d’un oiseau invisible mais tout cela fait partie du silence de la forêt, puis la fraicheur humide qui nous fait frissonner. En quelques secondes, tous nos sens nous renseignent sur ces bois que nous avons choisi de parcourir.
Entrer dans la forêt est toujours impressionnant. Fraicheur et silence de cathédrale, monde à part. Nous y pénétrons, attentifs à tout ce qui nous entoure, à la fois si familier et pourtant tellement extraordinaire. La marche permet cette attention au monde. Notre esprit semble plus vif, nos sens comme réveillés, plus prompts à enregistrer d’infimes détails et à percevoir de manière aigüe tout ce qui nous entoure : senteur d’humus, de champignons, langues de brume, moelleux des tapis d’aiguilles de pin, flammes des fougères oranges et jaunes, scarabées noirs et brillants comme des bijoux, vert acide des coussins de mousse que l’on ne peut s’empêcher de caresser, ruisseaux glacés, cailloux marbrés et de grès rose, rochers mystérieux, amanites de contes de fées et cèpes de Bordeaux.

En ce début d’automne, je notais l’absence de vent. Pas un souffle. La forêt était immobile et le silence ouaté ; la brume semblant absorber tous les sons. Une pluie fine tombait sans bruit, comme pour ne pas troubler la quiétude de la forêt et nous marchions en silence dans cette atmosphère feutrée, étrange, sur des sentiers qui semblaient n’avoir été empruntés que par les fées … Etions-nous les bienvenus ? Pas sûr. Nous nous sommes perdus, nous avons eu peur aussi parfois. La forêt est un refuge, oui, mais un monde en soi, mystérieux, sombre, territoire des bêtes et des esprits des bois, de l’inconnu et gardant l’empreinte de temps immémoriaux. Nous ne sommes pas, nous, des habitants de la forêt.
Nous avancions sans presque nous parler tant l’atmosphère incitait à la retenue et nous invitait au silence. De toute façon, nous nous comprenions sans forcément avoir à prononcer un mot, un regard, un sourire étaient suffisants. Comme ce jour où François qui me précédait, s’arrêta net et fit signe de m’immobiliser. Nous marchions depuis plus de quatre heures sans avoir rencontré âme qui vive et là, à une vingtaine de mètres devant nous, traversant le chemin, un cerf nous regardait. Surpris par notre présence, comme nous l’étions par son apparition, il nous regardait, nous le regardions. Il était de profil, la tête tourné vers nous, prêt à franchir d’un bond le chemin forestier pour s’engouffrer au plus profond de la forêt. Il nous regardait et il était majestueux, ses bois, sa ramure-couronne, impressionnants, ce qui me fit penser qu’il devait s’agir d’un vieux mâle, un de ces rois de la forêt auquel daguets et biches énamourées n’opposent aucune résistance. Tout dans cet animal incitait au respect. Sa beauté, sa puissance, et ce regard ! Il faut avoir croisé le regard d’animaux sauvages pour comprendre. Car, en un regard échangé, leurs yeux dans nos yeux, nos yeux dans leurs yeux où se mêlent à la fois surprise et curiosité, nous avons accès au mystère de la vie sauvage, à ce mystère des bêtes de la forêt, celui des temps anciens, de ce qui reste peut-être de sauvage en nous, de nos origines en quelque sorte. Courir, chasser, dominer, faire corps avec la forêt familière et protectrice, jauger en un millième de seconde l’autre, cet ennemi potentiel et s’en aller lorsqu’il ne présente que peu d’intérêt … Notre cerf d’un bond ample quitta le chemin pour le couvert des arbres. Nous ne présentions que peu d’intérêt et de la forêt il en était le roi et il le savait …
Moi ce que je sais, c’est que dans la forêt il y a l’immensité du monde.
Mais qui peut le comprendre ? Ce cerf, oui, et tous les amoureux de la forêt …
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Le jour de cette rencontre, nous sommes revenus à la cabane trempés comme des soupes mais légers comme des elfes. Il faisait nuit noire et nous avons vite allumé un feu dans le Godin qui eut tôt fait de ronronner comme un gros chat. Nous avons mis nos chaussures de marche à sécher et glissant en chaussettes sur le plancher avons préparé thé brûlant et bouteille de rhum. Il fallait bien nous réchauffer ! Dans la bibliothèque nous trouvâmes un ouvrage qui nous disait tout sur la vie des animaux des bois et sur les cerfs en particulier. Heureux hasard (qui n’en est jamais un). Nous allions tout apprendre de ces bêtes, de leur comportement à leur régime alimentaire. Toutefois, et nous le savions sans même le formuler, l’essentiel n’était pas là. Car il est des rencontres qui nous en apprennent beaucoup plus et des animaux, et de nous même… Et nous avions appris, un peu.
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