Vendredi 22 juillet, 9h30. Il fait chaud, déjà vingt-sept degrés et la température, nous dit Météo-France, atteindra les trente-cinq degrés cette après-midi. Je devrais m’en réjouir mais préfère me calfeutrer chez moi. Je supporte difficilement cette chaleur lourde, suffocante dont je sais pourtant qu’elle ne durera pas, car nous sommes dans le Nord. Et puis, la ville empeste ; un mélange de poussière et de l’odeur caractéristique des trottoirs crasseux souillés d’urine. Il ne fait pas bon être à Lille en période de canicule.
Je n’aime de chaleur que celle du sud, celle des îles grecques, leur chaleur sèche et parfumée.
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À Serifos, nous traversons des paysages lunaires, ocre-jaune, sous un ciel chauffé à blanc. Quarante degrés et la sensation de cuire doucement. Sur le siège arrière de la voiture l’eau en bouteille est brûlante et ne désaltère pas. Nous roulons, toutes fenêtres ouvertes. La poussière de la route se dépose partout, sur le tableau de bord et sur nos visages. Quand nous arrêtons la voiture et coupons le moteur, le silence se fait, nous surprenant presque. Nous sortons de l’habitacle, claquement de portières puis le le bruit du vent, juste le bruit du vent et le vrombissement de quelque insecte dont je m’étonne qu’il puisse encore voler par une chaleur pareille. Tout est brûlant, la terre, la poussière, les pierres, l’air. La chaleur a pris possession de tout. Vite, la mer, plonger, nous rafraichir … Nous empruntons le petit chemin qui descend doucement vers la baie de Kalo Ampeli. Je cueille une branche de myrte sauvage et en écrase quelques baies entre les doigts pour humer leur parfum résineux. Plus loin, plus bas, nous longeons le lit asséché d’une rivière bordée de lauriers roses puis contournons une chapelle blanche et bleue ceinte d’un muret de pierres sèches que semble protéger un figuier plus que centenaire. Des cigales invisibles stridulent à l’unisson. Leur musique au rythme presque lancinant, toujours sans fin, aux brusques accélérations suivis de silences plus ou moins longs m’apaise de la même manière que certains morceaux de jazz que j’affectionne. Je me répète leur nom grec – tzitzíkia – tellement plus évocateur. Tzitzíkia, tzitzíkia, tzitzíkia … encore quelques dizaines de mètres entre les roches plates surplombant la baie puis nous atteignons enfin la plage. Le sable y est tellement brûlant qu’il nous est impossible d’y marcher pieds nus. Nous posons nos sacs, déroulons la natte de plage que nous lestons de gros galets, ôtons en moins de trois secondes shorts et tee-shirts et sommes dans l’eau. Fraicheur verte et bleue sur la peau, sensation d’être un poisson. Je nage en une longue brasse coulée, très loin, reviens à regret, plonge pour observer les poissons éclairs argentés et les oursins comme des broches au revers des rochers. Je ne suis bien que dans l’eau.
Le soir, alors que le ciel se teinte de bleu et de rose, nous reprenons le chemin de Chora pour un ouzo glacé puis redescendons vers le port par l’étroite vallée qui y mène. La chaleur est un peu tombée et un air presque frais nous arrive par bouffées lorsque la route épouse un repli de la colline rocheuse, un air frais et parfumé. De ce parfum à tout jamais associé pour moi aux Cyclades, celui des helichrysums – ces curry plant comme les appellent les anglais ou immortelle d’Italie – et que l’on trouve partout dans les îles. Ce parfum évoque le curry, oui, mais de manière subtile car associé à des notes également très présentes d’herbes sèches et de thym sauvage. Il faut voir toutes les collines piquetées de gros buissons gris-argenté d’helichrysums. Le soleil implacable de l’été grec les fait infuser dans l’air brûlant et le vent, ce vent toujours et partout des îles, transporte leurs fragrances jusque sur la mer. Je me souviendrai toujours – même si c’était il y a bien longtemps, lors d’un de mes premiers voyages dans les Cyclades – d’une arrivée nocturne sur l’île d’Amorgos que le bateau longeait avant d’arriver au port. L’île était une ombre noire que nous distinguions à peine, posée sur l’eau comme un gros animal. J’étais accoudée au bastingage, attentive à saisir des formes, des lumières sur la côte et ne distinguais rien. Noir d’encre sur noir d’encre. Seule les lumières du bateau se reflétant sur l’eau. Je ne voyais rien et c’est peut-être ce qui me permis de percevoir sans doute mieux que je n’aurais pu le faire en plein jour, porté jusqu’à nous par le vent, un parfum dont je ne sus que bien plus tard qu’il s’agissait d’helichrysum. Je fermais les yeux. J’adorais cette odeur nouvelle pour moi, ce parfum venu de l’île. Je le humais encore et encore. La nuit noire et chaude, le ciel étoilé, le bruit des vagues contre l’étrave du bateau, cette sensation d’intimité avec l’île invisible et dont seul un parfum venu de la terre prouvait la présence si proche, de tout cela je m’en souviens comme si c’était hier.
La vie nous offre parfois de ces instants où nous vivons, sans toutefois nous en rendre compte, plus intensément, où chaque sensation est exacerbée. Il faut pour cela, je pense, une disponibilité, une vacance de l’esprit que permet le voyage, peut-être la fatigue aussi lorsque las et dans un état presque second nous laissons notre esprit au repos. Plus de pensées, juste des sensations.
Aurais-je été sensible à ce parfum sans cette expérience ? Peut-être pas. Car il faut parfois vivre de tels moments, où tout semble réuni pour nous faire mieux percevoir une lumière, un paysage, une odeur, pour qu’ensuite nous soyons plus attentifs ou en tous cas puissions reconnaitre ce qui fait justement l’essence même d’un lieu. Comme ce parfum d’helichrysum.
Le parfum des îles grecques …
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16h. Je viens de me servir un thé glacé. J’ai fermé les volets roulants et la pénombre de mon appartement rend la chaleur plus supportable. Je ne sortirai pas. Je ne veux pas voir le défilé des dos-nus et des mules en plastique, le laisser-aller général que produit la canicule est assez déprimant. Non, ce soir, je prendrai la route pour Doudeauville, arriverai tard mais encore assez tôt pour filer au jardin. Sur l’une des terrasses, la mieux exposée au soleil de l’après-midi, nous avons installé ce que nous appelons notre coin du sud, thym, thulbagias, verveine et … helichrysums.
Il me suffira d’en froisser les feuilles grises et veloutées pour être là-bas, abolir les distances, me souvenir et me dire que la chaleur d’ici, dans le refuge de notre jardin, est finalement un peu grecque …
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