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La forêt, les Vosges, la liberté

Mardi 7 septembre –

Nous marchons depuis plus d’une heure sur un étroit sentier serpentant entre rochers et buissons de myrtilles. Le soleil filtre à travers les branches des sapins et des hauts pins sylvestres éclaboussant le sous-bois de tâches de lumière mouvantes. Il fait chaud, incroyablement chaud en ce début septembre, comme si l’été s’était enfin décidé à faire son travail après nous avoir infligé un temps catastrophique durant tout le mois d’août. Une mauvaise blague faite aux écoliers mais qui fait mon bonheur. L’été, la forêt s’offre d’une manière plus douce à ceux qui veulent s’y réfugier, permet la sieste le dos confortablement calé contre le tronc d’un arbre ou la pause thé que l’on étire à loisir car l’air est d’une douceur qui donne presque envie de pleurer. Je ne me suis pas sentie aussi bien depuis longtemps. Marcher, s’arrêter, regarder, humer le parfum de résine, ne penser à rien si ce n’est à mettre un pied devant l’autre en évitant de buter sur les rochers ou d’écraser des scarabées cheminant vers quelque mystérieuse destination. L’épaisse couche d’aiguilles de pin recouvrant le sentier est aussi moelleuse qu’une moquette de luxe et le silence, ce silence habité de la forêt, nous enveloppe. Parler n’est pas nécessaire. Ressentir, juste ressentir, faire corps avec la forêt.

Il fait décidemment très chaud et j’ai soigneusement rangé ma polaire dans le sac à dos de François, porteur attentionné qui me permet d’être aussi libre qu’un enfant car n’ayant dans ma besace que mon appareil photo, un carnet, une boussole et ma carte IGN. Surtout être léger, ne pas s’encombrer de bâtons de marche et de l’attirail du parfait randonneur. Je ne supporte pas les contraintes.

Tout à coup le chemin se fait très raide. Je m’accroche aux rochers de grès rose ou aux troncs des pins couverts de grosses écailles brunes. Ressentir la forêt c’est aussi saisir à pleine mains tout ce qui la constitue, comme la dureté râpeuse du grès rose et des écorces mais aussi la douceur de velours de certaines mousses vert-amande semblables à de petits animaux dodus posés sur les rochers.

L’artiste Nils Udo m’avait dit un jour, alors qu’il réalisait une œuvre dans la forêt de Raismes dans le Nord, qu’il fallait éprouver la nature, la ressentir par tous les temps et avec tous nos sens. La pluie, la boue, le soleil trop fort, les épines qui lacèrent nos mollets, ce qui est agréable ou désagréable. Il était en tee-shirt, longue silhouette dans les hautes herbes et les digitales, semblant faire corps avec la forêt. J’ai depuis souvent repensé à ses paroles car la nature est âpre et Nils Udo a raison, il faut accepter toutes les sensations qu’elle procure et se sentir alors en faire véritablement partie ou plutôt prendre la mesure de notre place, infime et fragile.

Et puis la forêt est un refuge, loin du monde, loin des hommes, loin de la médiocrité d’un quotidien parfois désespérant, un espace de liberté qui nous fait renouer avec l’enfance. Marcher pour le seul plaisir de marcher, de se « promener dans les bois », vaste terrain de jeux où rien ne nous est demandé. Explorer, vivre les questions, comprendre, s’émerveiller, emplir nos poches de petits trésors et retrouver notre vraie nature. Enfin, c’est ce que je pense. Je ramasse des cailloux marbrés, la plume d’un geai, avale quelques mures tièdes de soleil, observe des fourmis rousses ou le vol d’un rapace. Cela suffit à mon bonheur.

Je dois vieillir. Moi qui n’ai toujours rêvé que de courir le monde, avide de découvertes exotiques à l’autre de bout de la planète, me voilà comblée à courir les bois. Ou plutôt à retrouver depuis quelques années cette forêt des Vosges à laquelle je suis liée depuis ma naissance. La conscience de l’enfermement qui est le nôtre – car nous sommes finalement enfermés depuis tout petits, d’abord dans une salle de classe puis dans un travail – me devient peut-être insupportable, tout comme la violence de nos villes, la médiocrité ambiante, la société en déliquescence et la connerie quasi généralisée. Là au moins, on me laisse tranquille ; se retirer du monde pour retrouver l’essentiel, mon petit recours aux forêts à moi …

François marche devant moi. Il aime à ouvrir la marche, cela doit être ancré au plus profond de son cerveau reptilien, souvenir des premiers hommes pour qui la forêt était synonyme de menace. Le mâle, j’imagine, devait alors tenter de repousser mammouths et aurochs, voire les trucider pour protéger les femelles et, en passant, trouver de quoi se vêtir et faire un barbecue … Nous ne rencontrons malheureusement ni loup, ni lynx. Pourtant, les lynx sont de retour dans les Vosges tout comme le loup dont l’un d’entre-eux fût aperçu il y a quelques années dans le massif du Donon. Cela dit, que ces bêtes restent invisibles, tapies au fond des bois, tranquilles loin des hommes. Car tous ne sont pas des amis de la nature et des animaux. Je pense à ce conducteur de quad déboulant à toute vitesse sur un chemin menant au lac de la Maix, debout sur son engin d’enfer, ne se souciant ni des randonneurs qui durent faire un bond pour l’éviter ni des quelques chiens qui les accompagnaient et frôlèrent l’arrêt cardiaque. Finalement, même dans la forêt la bêtise trouve sa place et revêt parfois des formes plus comiques. Toujours sur l’un des chemins menant au lac de la Maix – le seul endroit où nous avons croisé d’autres promeneurs car l’accès peut se faire en voiture – je dus réprimer un fou rire en apercevant un petit groupe de femmes toutes pieds nus. Tenue de sport mais pieds nus ! J’ai beau savoir que la forêt est à la mode et que fleurissent les stages pour apprendre à embrasser les arbres ou prendre des « bains de forêt », voir de mes yeux un tel groupe de gogos me laissa pantoise. Je leur souhaitais bien du plaisir à marcher sur les aiguilles de pin et les cailloux. Même les hommes préhistoriques devaient se confectionner des chaussons de peau de mammouth, non ? Cela est comique mais en même temps un peu triste. Comme ils sont nombreux en effet ces malheureux privés dans leur enfance d’un apprentissage sensible du monde alentour et qui, ne sachant ni regarder ni ressentir se ruent vers de telles expériences. Mais après-tout, pourquoi pas, ils ne font de mal à personne et doivent y trouver du plaisir … Pour ma part, j’ai toujours caressé les arbres, je les écoute aussi en collant mon oreille contre leurs troncs, je mange les bourgeons de sapin et les jeunes feuilles de charme. Mais ça, depuis l’enfance.

Ce matin nous étions partis un peu tard, traînant devant nos tasses de thé et le kouglof acheté la veille à la boulangerie du village. J’avais, comme à mon habitude, étudié mes cartes au 25 millième, traçant le parcours de notre balade : boucle de 12 kms – dénivelé positif : 450 m, dénivelé négatif : 362 m – rien de sportif, juste de la balade et surtout du temps laissé aux pauses déjeuner et thé de l’après-midi. Manger dans la nature est l’un de mes plus grands plaisir, qu’il pleuve ou qu’il fasse grand beau temps et je n’échangerais pour rien au monde nos déjeuners forestiers contre une table gastronomique. D’ailleurs, nos casse-croûtes le sont à leur façon, gastronomiques : pain au levain, sublimes rillettes de canard, cornichons à l’aigre-douce, tomates-cerises mûres à point, munster fermier, raisin muscat, bière blonde pour François et Earl Grey brûlant pour moi. D’ailleurs, il faut nous voir tous les matins dans la petite cuisine du chalet, préparant notre déjeuner avec une attention de grand chef car, tant qu’à pique-niquer, autant que tout soit très bon. Il faut toujours ajouter du plaisir au plaisir.

Nous marchons depuis presque deux heures maintenant, nous arrêtant de temps à autre pour reprendre notre souffle, boire une gorgée d’eau, et, immobiles, prendre la mesure de tout ce qui nous entoure – des épicéas majestueux à ce modeste lichen gris-bleu semblable à un bouquet de corail miniature et dont je me suis délicatement emparée, petit trésor dans ma poche . L’immobilité est l’alliée du détail. Ne plus bouger et écouter la forêt tout autour de nous, l’écouter respirer, bruisser, vivre sa vie de forêt.

13h- Nous avons quitté le chemin et décidé de déjeuner là, un peu en contrebas sur de gros rochers au cœur de la forêt. Un rocher pour les fesses, un rocher en guise de table. Mes talons s’enfoncent dans l’humus moelleux tapissé d’aiguilles de pins et de mousse velours de soie. Martellement d’un pic. Nous échangeons un sourire et déballons sans bruit notre festin. Au loin, le murmure d’un ruisseau et au-dessus de nos têtes la voute des arbres sur le bleu d’été du ciel. Je mords dans un sandwich et me sers un mug de thé brûlant, le pose sur une galette de mousse notant que cela est beau, le bleu sur le vert. François croque dans une tomate, me fait un clin d’œil et me dit « on est bien, non ? ». Oui, on est bien. Je suis bien, comme je ne l’ai pas été depuis trop longtemps. Calme, calmée. Tout est loin hormis ceux que j’aime. Je pense à mes parents, à Diane qui m’a donné le goût de la forêt et en est privée et cela me fend le cœur. Je respire un grand coup, la gorge nouée, et me détourne pour dissimuler une larme sur ma joue. Pourtant ce moment est parfait, une apogée de bonheur forestier en quelque sorte, mais teinté de mélancolie, de la tristesse de ne pas le partager. Et puis, je sais aussi la brièveté de ce bonheur car dans quelques jours il me faudra retrouver le Nord comme on retourne en prison. Je pense alors à Diane qui me dirait « mais profite, profite pour moi, rien n’est plus beau que la forêt ! » et elle a raison. Je me secoue, avale une gorgée de thé puis me tourne vers François et lui lance avec un sourire « T’as raison, on est vraiment bien ! ». Nous poursuivons notre repas sans presque parler, amollis comme de gros chats par la chaleur et la nourriture. Tous mes muscles se sont détendus et je crois bien que je pourrais m’endormir là, avec le vent sur mes bras nus, bercée par le bruissement des pins. Pour l’heure mon univers se résume à cette forêt. Pas de liste de courses, de petit chef médiocre, d’embouteillages, de collègues déprimants, de contraintes … Je suis libre.

Il est dans la vie des moments parfaits dont nous ne mesurons qu’ensuite, avec le recul des années et leur lot de déconvenues, de peines et l’âge faisant son œuvre, la perfection, et prenons alors conscience qu’il s’agissait du bonheur, tout simplement. Mais aujourd’hui, je le sais – peut-être parce j’ai déjà vécu bien longtemps -, que ce moment est parfait, en adéquation totale avec ce qui m’est nécessaire, ce à quoi j’aspire et ce qui m’est offert. Et même si j’ai appris que les arbres libèrent des phytoncides – ces molécules qui lorsque nous les respirons ralentissent notre fréquence cardiaque, diminuent notre stress et boostent notre système immunitaire -, je crois que mon bien-être forestier s’ancre au plus profond mon être. La forêt est un retour à la maison, à nos sensations animales et à une satisfaction toute primitive de nos sens. La forêt est une maison vivante, un monde en soi, un infini, le refuge ancestral.

Notre repas terminé nous poursuivrons notre marche sous les arbres puis, le soir venu, rentrerons dans notre cabane à l’orée de la forêt. Je m’installerai sur la petite terrasse pour siroter une tasse de thé tout en grignotant des biscuits salés et attendre que la nuit soit venue, noire et bleue, avalant les arbres alentour. Tout autour de la cabane, des bruits feutrés, le frémissement des sapins et au loin la cloche de l’église du village qui sonnera les heures … Nous ferons un feu, à la sauvage – foyer à même le sol entre de grosses pierres de grès rose -, pour y griller lard et saucisses avec un plaisir d’enfants jouant à Robinson. François aura improvisé une salade composée et j’aurai débouché une nouvelle bouteille d’un bordeaux comme du velours. Pas de télévision, ni de radio et nos portables silencieux mais des livres et les accords à la guitare de mon compagnon des bois …. Le monde est loin.

Tout est parfait.

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