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Une robe jaune à Venise

J’ai toujours trouvé très kitsch l’idée de Venise ville des amoureux. La guimauve d’un romantisme convenu ne lui sied pas ; la ville mérite mieux, de la passion discrète ou du sexe brûlant, ou les deux, oui, mais sans le mièvre et les violons qui en font rêver beaucoup. Moi qui ne supporte pas que l’on me prenne la main en public et déteste les effusions ostentatoires, j’ai parfois frémi à l’idée que monsieur Bruxelles puisse m’embrasser place Saint Marc – mais, me connaissant, il ne s’y est jamais risqué. J’ai bien le souvenir d’un retour nocturne qui nous vit traverser la ville les doigts enlacés, mais nous étions seuls ! L’air était d’une douceur qui invitait à un certain laisser aller, à une mollesse d’après diner quand le vin, les pâtes et le tiramisu ont fait leur œuvre. Le reste du temps un regard, un frôlement léger suffisaient. Pas besoin de se donner en spectacle.

Cependant, et cela pourra sembler contradictoire, je regarde toujours avec une certaine tendresse ces femmes qui, installées avec leurs compagnons aux terrasses de chez Florian ou de quelque restaurant un peu chic, ont décidé que le moment qu’elles sont en train de vivre doit être parfait. Elles sont à Venise, peut-être pour la première fois, et comptent bien profiter de chaque seconde de ce repas en tête à tête avec leur amoureux. Jolies robes, sandales-bijoux, épaules bronzées, teint à croquer d’abricot mûr et cheveux joliment relevées. Elles sont belles. Et vivent l’instant avec une telle intensité, un tel désir de bonheur qu’indiquent chacun leurs regards – sur le ciel, la lagune, ou cet homme, là en face d’elles – qu’elles en sont touchantes. J’ai ainsi le souvenir d’une beauté à n’en pas douter nordique, une blonde hollandaise ou peut-être suédoise, attablée avec son compagnon à la terrasse du restaurant Agli Alboretti (et que j’allais d’ailleurs retrouver quelques jours plus tard sur la terrasse flottante de la Calcina), portant une robe jaune citron de coton épais – une robe bustier parfaitement coupée-, un bracelet de torsades dorées et de légères sandales de veau-velours safran. Elle se tenait comme presque en équilibre sur sa chaise de fer forgé, les jambes élégamment croisées comme seules savent le faire les filles longilignes, un verre de vin à la main et les yeux fixés sur cet homme, là en face d’elle. Tout, dans son attitude, son attente résignée, sa tenue que l’on devinait avoir été choisie avec beaucoup de soin, révélait sa détermination à faire de ce dîner un moment unique. Lui, n’était visiblement pas dans le même état d’esprit. Sourcils froncés et mine renfrognée, il était totalement absorbé dans l’étude de la carte. Il devait avoir faim…. Tout ce que je vis, ce que je perçus de ce couple, alors que je passais pourtant rapidement devant eux me désola. Je me dis qu’il ne la méritait pas et mesurais l’écart entre ses attentes à elle et son attitude à lui. Et puis, quelle femme n’a pas déjà vécu cela ? Mettre sa plus belle robe et s’apercevoir que l’autre – cet homme, là de l’autre côté de la table, cet homme que l’on déteste soudain – est en fait très loin de nous …

Plus récemment, l’été dernier, alors que déjeunais dans le très calme jardin d’Il Palazzo Experimental, un couple vint s’installer non loin de moi. Tous les deux, la quarantaine, elle soignée, chapeau de paille claire et robe en liberty, lui simple tee-shirt et jean usés. Elle dégusta sa salade en lui jetant des regards énamourés, levant régulièrement les yeux vers les hauts palmiers et les statues de pierre. Je voyais avec plaisir qu’elle savourait ce lieu, en notait la beauté et mesurait sa chance d’être là, sur cette agréable terrasse, à Venise … Elle faisait des efforts désespérés pour lui faire partager son bonheur, lui chuchotait ce qui devait être des mots d’admiration pour cet endroit, auquel il restait aveugle et sourd, plongé qu’il était dans son guide touristique. Leur différence était à l’image de leurs tenues. Alors qu’on leur apportait leurs cafés, elle se leva pour photographier le jardin et la table qu’ils allaient quitter, comme pour, malgré tout, en conserver le souvenir. Il fut le premier à sortir après avoir réglé l’addition. Elle le suivi, plus lentement, et juste avant de franchir la porte du restaurant, se retourna et jeta un long dernier regard sur tout ce qu’elle devait quitter à regret, le jardin et cette terrasse où elle aurait pu vivre un moment absolument parfait si seulement …

J’ai, moi aussi, fait l’expérience d’un dîner que j’avais souhaité mémorable. Et qui le fût d’une certaine manière, mais pour des raisons tout autres que celles espérées.

Pourtant, j’avais tout prévu dans les moindres détails, réservant la meilleure table de la plus agréable terrasse au bord du canal de la Giudecca. J’étrennais une robe noire de chez Kenzo – achetée quelques semaines plus tôt en pensant à Venise -, portais la topaze de ma grand-mère, quelques gouttes de 5 et mes sandales rose indien. Je m’étais faite belle ou plutôt, j’avais fait en sorte d’être à mon mieux comme on dit et me sentais légère et de bonne humeur. La chaleur du jour avait molli et le ciel se striait d’orange et de bleu. On nous guida jusqu’à notre table, à l’angle de la terrasse, tout au bord de l’eau devenue d’un outremer profond. Nos commandâmes des Bellini afin d’étudier la carte tout en les sirotant. Tout était parfait. Enfin, jusque là, car mon compagnon, après avoir terminé son entrée, me fit un cours sur la méthanisation agricole en Wallonie. Je tentais une diversion avec force « on est bien, non? » ou « regarde comme le ciel est incroyablement beau ! » mais cela ne fonctionna que le temps de déguster nos tagliatelles aux coquilles Saint-Jacques. Alors que nous attendions, lui sa glace, moi ma tarte aux amandes, il me regarda droit dans les yeux et avec une impatience à peine contenue me lança « bon, il faut quand même que je t’explique et que tu comprennes enfin pourquoi le réchauffement climatique est une catastrophe, car j’ai vraiment l’impression que tu t’en fous ». Là, c’était trop ! Eh bien oui, ce soir, sur cette terrasse, à Venise, je m’en foutais complètement. L’appétit coupé, je ne touchais pas à ma tarte aux amandes mais me resservis un verre de vin puis me calais dans mon fauteuil. Pendant qu’il pérorait, buvant à petites gorgées mon pinot grigio, l’abîme qui nous séparait m’apparut comme une évidence. Amère, je contemplais les maisons et les réverbères de l’autre côté du canal, leur reflets dans l’eau sombre sous le ciel bleu saphir. L’air était doux et une brise légère venant de la mer s’était levée. La fête était finie.

***

Je repense parfois à cette femme en robe jaune. Est-elle revenue à Venise ? Est-elle restée auprès de son compagnon ? Et lui, a-t-il finalement, ce soir là, compris son désir de vivre un moment parfait ? Je l’espère. Pour cela il lui aura juste fallu lever les yeux vers sa compagne, lire dans son regard cette joie de petite-fille – qu’adulte nous avons si bien appris à dissimuler – et que seuls savent percevoir ceux qui nous aiment et nous connaissent vraiment. Et puis, il aura regardé autour de lui, les palais de marbre, le ciel pastel bleu et rose, savouré le vin qu’on venait de leur servir, la douceur infinie de ce soir d’été, l’air iodé par bouffées venues de la lagune, les bribes musicales des conversations en italien aux tables voisines, le fumet du risotto, les flammes dansantes dans les photophores, et la lueur de tendresse douce dans ses yeux à elle qui – le note t-il enfin – est ce soir particulièrement en beauté.

1 commentaire

  1. catherine dit

    Beau texte, ni une robe jaune ni des sandales rose indien ne semblent propices à une soirée réussie !

    Me vient cet extrait d’une chanson de Francis Cabrel :  » Tout ce que j’ai pu te dire, je l’ai puisé à l’encre de tes yeux. »

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