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Sans Valentin à Berlin

Nous étions arrivés deux jours plus tôt, pour le travail.

J’avais voyagé seule, précédant mon ami Donato, et au sortir de l’aéroport avait été surprise par un froid vif qui coupait le souffle. Nous étions en février et dans l’air flottait comme une promesse de neige et de nuits d’étoiles glacées. Je n’étais jamais venue à Berlin et pourtant il me semblait arriver en terrain connu. Mes parents y étaient venus du temps de la guerre froide, passant de l’Ouest à l’Est escortés de militaires bottés et de chiens policiers ; les rares photographies prises alors, je les avais vues et revues, et leur aventure faisait partie de l’histoire familiale. J’avais également en tête un télescopage brouillon d’images de films, celles des Ailes du désir – l’un des plus beaux films qui soit -, d’airs de l’Opéra de quat’sous, des figures du Bauhaus, des photographies d’Auguste Sander et des photographies tout court, de Berlin sous les bombes, de Berlin Est et de Berlin Ouest, de la guerre et de l’après-guerre. … Connaissance limitée, forcément, quoi que. Je devais constater ensuite que oui, Berlin était tout cela, encore ; à moins que mon regard, voyageant avec Wim Wenders et Kurt Weil, ne fût quelque peu biaisé ? Sans doute, mais ne voyage-t-on pas avec ce qui nous a nourri ?

Pour l’heure, j’étais bien au chaud dans un taxi dont le chauffeur, alors que posais mes fesses sur la banquette arrière, m’avait demandé tout de go et avec un large sourire : « you are here for the film festival ? ». Non, non j’y étais pour la biennale d’art contemporain et plusieurs rendez-vous de travail. Une ombre de déception passa sur son visage, lui qui devait rêver de converser ne serait-ce qu’avec une simple scripte ou l’une des figurantes d’un film concourant pour l’Ours d’or. Le cinéma c’était quand même plus glamour. Nous en restâmes donc à des considérations météorologiques ; la température devait encore baisser me dit-il et demain nous allions frôler les dix degrés sous zéro. Nous traversâmes les faubourgs de la ville, de larges avenues bordées de magasins éclairés au néon – friseur, vendeurs de saucisses, épiceries turques -, de cafés alternatifs et de salons de tatouages. Tout était légèrement décrépi, un peu crasseux et à mille lieues de l’idée que je me faisais de Berlin. Nous roulâmes encore un long moment et je perdais non pas la notion du temps mais la notion géographique ; je ne pouvais pas me situer sur une carte, ce que je supporte assez mal tant j’aime à connaitre la configuration d’une ville au point d’étudier un plan jusqu’à le connaitre presque par cœur. Nous empruntions maintenant des boulevards où se succédaient immeubles et maisons peintes dans ces couleurs que l’on ne trouve qu’en Allemagne : purée de pois cassés, véronaise laiteux, ocre jaune ou bleu grisé. Enfin, nous atteignîmes le quartier de Moabit et les bords de la Spree où se trouvait, à deux pas de Tiergarten, l’hôtel assez luxueux – nous pouvions petit-déjeuner au champagne, ce que j’ai toujours trouvé être une hérésie – qui m’avait été réservé : une ancienne laiterie du 19ème siècle réhabilitée par un architecte dont le verre et le métal étaient sans nul doute les matériaux de prédilection. Vu de l’extérieur, la froideur de l’ensemble ne laissait cependant en rien présager du confort chaleureux de ma chambre et du bar, où je devais le soir même retrouver un Donato frigorifié, dossiers sous le bras et un air de chien battu. Sa vie sentimentale devait être à nouveau très compliquée …

*

Les jours qui suivirent notre arrivée furent, comme nous l’avions prévu, consacrés à la découverte de la biennale (assez décevante) et à nos rendez-vous de boulot. Nous profitions des interstices dans notre planning pour nous promener le long des vestiges du mur, faire le tour du Reichstag, prendre la pose devant la porte de Brandebourg ou nous octroyer un chocolat chaud et une part de gâteau dans un café d’Unter Den Linden. Le chauffeur de taxi n’avait pas menti, le froid était sibérien. Le soir nous rentrions à l’hôtel frigorifiés et crevés et filions au bar sous prétexte de travailler encore un peu. Je prenais un thé, Donato un déca – car sinon, tout italien qu’il était, il ne dormirait pas me disait-il -, et sans sucre, pour garder la ligne.

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Le dernier soir, c’est en rejoignant notre bar que nous nous en sommes souvenus : c’était la Saint-Valentin ! Nous étions le quatorze février et nous n’y avions absolument pas prêté attention, absorbés que nous étions par le travail et la découverte de la ville. Des compositions florales de roses rouges en forme de cœurs avaient été posées sur chaque table et le serveur, avant même de prendre notre commande, nous avait proposé le cocktail du jour, le Love in Berlin – champagne, jus de grenade, rose et litchi. Un couple à la table voisine s’était laissé tenter, les yeux dans les yeux, les mains enlacées et leurs visages de plus en plus proches, très proches, jusqu’au baiser par-dessus leurs coupes suivi de petits rires étouffés. C’était la Saint-Valentin, nous ne pouvions plus l’ignorer. Nous commandâmes thé et déca en ouvrant nos ordinateurs. Le serveur, comme le chauffeur de taxi deux jours plus tôt, sembla quelque peu déçu, s’efforçât de ne rien montrer mais déposât quand même à côté de mon Earl Grey, trois petits chocolats en forme de cœur … Nous ne pouvions pas y échapper. Nous qui étions quelque peu désabusés et cyniques – nous venions de parier sur la durée de l’amour du couple au cocktail-, le Love in Berlin nous poursuivait. Il ne nous restait qu’à bosser …

Puis ce fût l’heure de dîner mais où ? Nous avions écarté le restaurant de l’hôtel affichant un menu spécial Saint-Valentin et décidé, très courageusement, d’affronter le froid polaire et de rejoindre la Alt Moabit strasse. Il devait bien y avoir dans le quartier un endroit où diner tranquillement loin du rose et des cœurs. Sauf qu’autour de l’hôtel, hormis des immeubles de bureaux et un centre d’affaires, il n’y avait rien, seulement ce petit restaurant italien, coincé entre deux immeubles gris, presque invisible et peu engageant. Est-ce le froid ou la fatigue ? Nous aurions pu marcher encore un peu ou prendre un taxi pour nous rendre dans quelque quartier branché, mais non, nous avons choisi ce restaurant. Nous étions bien passés devant les jours précédents mais sans y prêter attention. J’avais même dû penser qu’il serait ridicule de manger italien à Berlin, tout comme il est ridicule de déguster des sushis à Venise – sauf à y vivre et à avoir soif d’exotisme. Ce soir, c’était différent, de restaurant insignifiant, il s’était mué en refuge lumineux et scintillant, comme dans ces contes où dans la nuit d’une forêt profonde, des enfants voient surgir, au détour d’un chemin, le kiosque brillant de lumière et de couleurs joyeuses, d’un marchand de glaces ou de barbe à papa. L’enseigne toute en néons de ce restaurant – Da Emilio, je crois me souvenir – éclairait le trottoir et la chaussée comme l’auraient fait de gros lampions. L’endroit semblait agréable. Il n’y avait pas à hésiter.

Nous nous en aperçûmes aussitôt entrés : il n’y avait personne, pas un client. Toutes les tables étaient vides. Un serveur – italien, à n’en pas douter – se précipita vers nous, craignant peut-être de nous voir ressortir, et nous guida vers l’une des tables. Donato et moi échangeâmes un sourire. La soirée s’annonçait finalement étrangement drôle. Et puis, le lieu était chaleureux, et plutôt élégant. Tout cela était finalement parfait. Le serveur revint prendre notre commande et la langue italienne s’imposa, naturellement. Donato et lui discutèrent un moment du choix du vin, tous deux visiblement heureux de parler leur langue. Moi aussi cela me plaisait de les entendre. Nous avions quitté Berlin et les cœurs et les roses, nous étions en Italie et loin de la Saint-Valentin. Le choix se porta sur une bouteille d’un très bon Barolo. Nous buvions peu habituellement mais là, il fallait bien trinquer à nos solitudes respectives. Donato se remettait difficilement de la rupture avec sa belle suédoise qui, soit dit en passant, lui en avait fait baver des ronds de chapeaux et j’avais quant à moi encore le goût amer laissé par une histoire assez foireuse. Nous étions tous les deux seuls et bien d’accord sur un point : les histoires d’amour finissent mal en général …

Donato leva son verre, je levais le mien : « à une non Saint-Valentin ! », « oui, à une non Saint-Valentin ! ». Nous éclatâmes de rire. C’était bien finalement de ne pas être amoureux …

*

Cette non Saint-Valentin à Berlin, c’était il y a bien longtemps et pourtant, chaque année, le quatorze février, j’y repense. Et Donato aussi.

La seule Saint-Valentin à laquelle je repense d’ailleurs.

Le froid, Berlin, les ours du pont sur la Spree, le ciel blanc d’avant la neige, l’amitié de Donato, le goût du Barolo, cette vacance de nos cœurs qui nous rendaient lucides, incisifs, sans plus d’illusions et en même temps plein d’espoirs. C’était bien.

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