C’était en février dernier. J’étais seule, toute seule dans notre maison de campagne. Je m’étais donné cinq jours pour la remettre un peu en état, nettoyer les moisissures, supprimer à la force du poignet et du carré Spontex imbibé de lessive Saint Marc les traces de la terrible inondation de novembre. Je voulais que tout redevienne comme avant, avant l’inondation, quand tout semblait immuable, à jamais rassurant et familier car il en est ainsi des maisons de campagne, ces lieux de repli où nous attends toujours un feu de bois et une tarte aux pommes, là où l’on sait retrouver à l’endroit exact où nous l’avons laissé en partant, notre gros pull, celui que l’on enfile pour fermer les volets les soirs d’hiver, ou ce livre resté ouvert à la page où notre lecture s’est arrêtée. Là, la maison m’était devenue étrangère. Seule la partie basse servant de stockage et de buanderie avait été inondée par quinze centimètres d’eau et de boue épaisse mais fermée pendant trois mois et sans chauffage – l’eau ayant noyé la chaudière -, l’humidité avait fait son œuvre. Les moisissures étaient partout, jusque dans le buffet Régence de mes grands-parents où elles s’étalaient en rosaces grises sur les assiettes, et aussi sur les plafonds et sur les murs. L’inondation ne nous avait pas épargnés.
En arrivant, j’en avais pleuré.
J’avais enfilé mes bottes de caoutchouc avant même de descendre de voiture et, me tenant aux murs pour ne pas glisser sur l’épaisse couche de boue qui recouvrait tout autour de la maison, j’étais d’abord allée voir le jardin. Dévasté. L’œuvre de ma mère, sa création de plus de trente, notre havre de paix, mon refuge, notre paradis était foutu, disparu, enseveli. Comme une punition, un sale coup du destin. Un truc comme « eh vous là qui êtes si heureux l’été venu lorsque vous déjeunez sous votre érable, vous qui avez un si beau jardin, eh bien, on vous l’a bousillé, et c’est bien fait ! ». J’en ai pleuré.
Cinq jours de ménage. Levée à sept heures, au travail à huit, ne m’arrêtant que pour déjeuner sur le pouce et accueillir les ouvriers, qui pour l’installation de la nouvelle chaudière, qui pour la cuve de fuel. Les premiers jours, sans chauffage, je me réfugiais dans la cuisine dès le soir venu, portes fermées à double tour et volets clos car il fait effrayamment noir, très noir, les soirs de pluie l’hiver à la campagne et je n’étais pas rassurée, toute seule dans le silence inhabituel de la maison qui n’était pas encore redevenue notre maison. Il fallait me voir comme une malheureuse que j’étais, emmitouflée dans trois pulls et de grosses chaussettes de laine aux pieds, collée à un radiateur électrique attendant que ma pitance finisse de se réchauffer dans le four que je laissais ensuite ouvert pour profiter de sa chaleur. Dehors il faisait deux degrés et guerre plus dans la maison. Quitter la cuisine c’était s’aventurer dans une autre réalité où tout me semblait arrêté, suspendu. Alors, pour ne pas trop penser, je prenais mon portable et compulsais frénétiquement toutes sortes de tutos consacrés à l’art du nettoyage : comment se débarrasser des moisissures, remèdes de grand-mère, astuces écologiques, tout y passait. Je dînais sur un coin de table, me réjouissant quand même du petit salé aux lentilles et du verre de vin rouge qui l’accompagnait – je finissais les bouteilles entamées à l’automne et qui étaient restées en plan dans le cellier – puis continuais de pianoter sur mon portable tout en grignotant la totalité d’une tablette de chocolat. Il me fallait bien ça. Le silence de la maison était déprimant car anormal, comme si elle s’était arrêtée de vivre. En l’espace de quelques mois, les jours de bonheur, les jours d’avant semblait perdus à tout jamais et tellement, tellement loin. Je branchais un radiateur supplémentaire, soufflant et donc bruyant ; c’est ce que je voulais, rompre ce silence. La musique je n’en voulais pas, je voulais du bruit, du bruit rassurant.
Je relativisais. Quand même. Je n’étais pas en zone de guerre et nous n’avions pas tout perdu. Donc tout allait bien. N’empêche, je déprimais sec.
Un soir, toujours dans ma cuisine, alors que je faisais machinalement défiler sur mon portable des vidéos sur Instagram je tombais dessus. Un dauphin. Un grand dauphin, dos argenté et ventre blanc, fendait l’eau comme une torpille, escortant un bateau dont on ne devinait que l’étrave. Il tournait sur lui-même comme une toupie, dépassant le bateau puis le laissant le rattraper. Il jouait. Ne dit-on pas que les dauphins, ces animaux sociaux et si intelligents, aiment justement à jouer ? Là, nul doute. Il accompagnait le bateau, faisait la course, prenait du plaisir, son ventre vers le ciel dans une nage sur le dos qui le propulsait comme une flèche sans que cela ne semble lui demander le moindre effort. Il amplifiait parfois et plus lentement son tournoiement, nageant ensuite droit devant puis bondissait en arc de cercle. De la joie, une danse de joie, c’était cela. Et aussi la preuve de sa confiance, là sous nos yeux, sa confiance en nous, les hommes. Ce soir là, dans ma cuisine, sur la petite fenêtre de mon téléphone, je contemplais, la gorge nouée, la beauté du monde, la simple beauté du monde.
Je visionnais dix ou vingt fois cette vidéo, des larmes dans les yeux.
Très loin, en méditerranée, ce dauphin devait nager, encore et encore, toujours, insouciant et loin de l’horreur du monde. Ce qu’il ne saura jamais c’est que ce soir là il m’a sauvée.
Puisse-t-il avoir la plus belle vie de dauphin qui soit.
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Beau texte qui traduit ton désarroi. On se construit un monde et d un coup il ne ressemble plus à ce que nous aimons. C est déstabilisant car comme tu le dis, il faut que ça soit rassurant, réconfortant …
et hop! Tout devient étranger, drôle de monde…..
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