Venise, 18 juin 2024.
Nous étions quinze, quinze à attendre en file indienne le long du mur de la prison, sur l’île de la Guidecca, à Venise. Soleil de plomb et pas un gramme de vent.
J’étais arrivée tôt, un peu nerveuse. Il faut dire que j’avais beaucoup hésité avant de me décider. Visiter le pavillon du Vatican installé pour la biennale d’art dans cette prison pour femmes c’était autre chose que d’entrer dans un musée. J’en connaissais certes l’existence et savais même que les détenues y cultivent un potager dont elles vendent les produits chaque jeudi, là en dehors, à l’endroit même où je me tenais. Mais je n’avais jamais voulu m’y approvisionner par peur d’un certain voyeurisme dont j’aurais pu faire preuve malgré moi, car un prisonnier est par définition un être hors norme pouvant susciter une curiosité mêlée d’effroi. Je ne voulais pas de ça. Et puis, je me refusais à profiter d’elles, de leurs tomates, de leurs poivrons, pour cuisiner une ratatouille et la déguster ensuite dans le confort de mon appartement alors qu’elles restaient, elles, derrière les barreaux. Je n’aimais pas cette idée. Pourtant, à y bien réfléchir – et maintenant d’autant plus – vendre leur production n’est-il pas pour ces femmes le gage d’une certaine liberté ? Celle de travailler la terre au grand air, sous le ciel et le soleil, loin de l’horreur de leurs cellules, et ce, ne fut-ce que quelques heures par jour. J’avais eu tort et m’en rendais compte, là sous le soleil implacable de midi, appuyée au mur de cette prison, la paume des mains sur la brique ocre d’une rugosité qui, j’allais en faire l’expérience, était à l’image du lieu : dur, âpre et dont on gardait la trace, l’empreinte, bien forcés, malgré nous.
Nous étions quinze donc, des italiens pour la plupart, quelques allemands, un homme accompagné d’une grande et jolie rousse dont je me demandais s’il s’agissait de sa fille ou de sa compagne, deux anglais souffrant visiblement de la chaleur et moi, seule française. Nous attendions depuis près d’une heure, sagement, sans presque parler, tous conscients j’imagine de la singularité de l’expérience qui nous attendait. Nous qui avions réservé notre visite sur internet, envoyé une copie de notre carte d’identité, obtenu un code-barres –laisser passer indispensable – nous attendions, un peu fébriles, d’entrer en prison. L’attente me sembla durer une éternité puis nous vîmes sortir le groupe de visiteurs précédent, étrangement silencieux, encadré par deux gardiennes en uniforme bleu marine. Ça allait enfin être notre tour. La file indienne s’ébranla et, un à un, nous fûmes admis dans une sorte de sas où il fallut décliner son identité puis déposer dans un casier tout ce qui nous sécurise et nous accompagne partout : papiers, sac, téléphone, calepin, appareil photo. En échange de quoi, on nous donna un tour de cou au bout duquel était attachée une carte portant un numéro. J’y accrochais la clef de mon casier. J’avais les mains libres, j’étais prête.
Notre groupe fût emmené par ces deux mêmes gardiennes en uniforme bleu. La plus petite, toute menue, austère beauté italienne aux yeux parfaitement maquillés, portait à la ceinture un imposant trousseau de clefs surdimensionnées – comme dans les films avais-je pensé. Sauf que là, c’était pour de vrai. Nous longeâmes le mur d’enceinte, toujours en file indienne et, après qu’une de ces énormes clefs eut ouvert une première porte donnant sur une cour puis une seconde, nous nous retrouvâmes enfermés dans ce que l’on comprit être la cafétéria des gardiens. Il y avait là quelques chaises, trois tables et un comptoir peint dans un vert véronaise laiteux derrière lequel une employée s’activait, complètement indifférente à notre présence. Le comptoir marquait une frontière et d’un côté à l’autre, ça ne communiquait pas. Nous nous aperçûmes d’ailleurs très vite que non, nous n’allions pas nous voir offrir un café mais qu’il s’agissait d’attendre à nouveau. Les deux gardiennes discutaient entre elles. L’employée lavait, rangeait puis mis à sécher sur le percolateur un torchon vaisselle portant l’inscription Umbria, souvenir de voyage ou de sa région natale, qui sait ? Je notais, amusée, les étiquettes en forme de cœur portant les prix des tramezzini et des petits gâteaux. Les gardiens avaient sans nul doute, eux aussi, besoin de s’évader et de réconfort.
Tintinnabulement des clefs puis, clac, clac, clac, déverrouillage d’une serrure dont le bruit, celui si caractéristique des prisons, nous fit presque sursauter. Nous allions pourtant nous y habituer très vite à ce bruit car à chaque porte franchie puis refermée, le son comme amplifié des clefs dans les serrures allait rythmer notre progression de salles en salles. On s’y fait très vite aux choses en fin de compte, aux règles imposées comme à être encadré par ces deux gardiennes dont nous avions accepté – c’était la condition – de dépendre. La porte s’ouvrit donc enfin, un peu comme au théâtre, et les deux détenues volontaires qui allaient présenter les œuvres exposées firent leur apparition. Normales, deux femmes normales que l’on aurait pu croiser au dehors. L’une dans la quarantaine, soignée, coupe au carré et rose sur les lèvres, l’autre plus jeune, replète et d’une timidité que l’on percevait d’emblée. Toutes deux côte à côte, dans leur « uniforme » de guide à l’évidence créé pour l’occasion dans l’atelier de couture et ayant dû faire l’objet de maintes recherches et discussions entre les prisonnières. Comment faire passer le message, traduire que tout n’est pas rose mais surtout ni noir ni blanc ? En résultait une sorte de tablier ou plutôt de longue tunique boutonnée, le devant et le dos bicolores, noir d’un côté et blanc de l’autre. Nous nous étions placés en demi-cercle devant elles, en silence, attendant simplement de comprendre comment les choses allaient se dérouler. C’est la plus âgée des deux qui prit la parole : « Io sono Patrizia e lei è Angelica ». Patrizia et Angelica. Patrizia dont la gentillesse et l’intelligence sautaient aux yeux et Angelica, la timide, qui tentait un peu nerveusement de fermer les deux pans de sa tunique sur son ventre dodu, le visage enfoncé dans son triple menton et l’air mal à l’aise. Je me dis qu’elle devait en souffrir d’être grosse. Depuis l’enfance, des méchancetés. Car les gens ne sont pas tendres, et alors en prison … J’aurais voulu pouvoir lui dire qu’elle était jolie dans sa tunique blanche et noire et aussi très courageuse d’être là devant nous. Je me contentais de sourire et, comme tous les autres, d’attendre. C’est Patrizia qui démarra la visite et nous parla des premières œuvres accrochées dans la cafétéria. Il s’agissait de sérigraphies de Corita Kent, cette nonne américaine qui, dans les années soixante et après avoir quitté les ordres, voua sa vie à la peinture, créant sans relâche des œuvres Pop plutôt engagées. La claustration elle avait dû connaitre et aussi cette soif de liberté et de justice. Les œuvres – des sérigraphies – s’en faisaient d’ailleurs l’écho, comme ce « People like us »en lettres orange vif ou, accroché au dessus d’une porte, ce « hope » écrit à l’envers et que désigna Patrizia avant de nous faire quitter la pièce.
Notre groupe repris donc sa progression, emmené par les deux détenues et toujours sous bonne garde. Impossible de lambiner comme je le fais toujours dans les visites guidées imposées. Ici je me fondais dans le groupe puis, sans même m’en rendre compte, me mis à devancer les autres afin d’être sur les talons de Patrizia et Angelica. Avais-je perçu sans m’en rendre compte que l’important était là ? Pas sur le moment en tout cas. J’avais alors juste envie de ne pas perdre une miette de leur présentation, de comprendre – et en italien cela n’était pas chose aisée -, d’être une bonne élève comme pour les remercier de l’effort qu’elles faisaient. Une attention redoublée en fait, aux œuvres et à elles, surtout.
Les clefs surdimensionnées ouvrirent plusieurs portes et nous nous retrouvâmes dans une cour puis dans un étroit et long passage à ciel ouvert. Murs de briques vénitiennes et tout au fond de ce corridor, un œil en néon blanc, œuvre du collectif Claire Fontaine. Un grand œil net et précis, dessiné au trait et traversé d’une barre oblique, accroché sur le mur d’enceinte sous le ciel très bleu et très haut de l’été, un œil qui ne pouvait voir ni dedans ni dehors … Ne pas voir, ne pas pouvoir regarder, ne pas être vu, ne pas être regardé. Et nous, que pouvions-nous voir de cette prison ? Que voyions-nous à cet instant précis de la visite ? Sur les murs, de chaque côté, l’œuvre de Simone Fattal, plaques de lave émaillées sur lesquelles des poèmes écrits à sa demande par les détenues étaient reproduits. Mots d’espoir ou de désespoir, de tristesse et de douleur inscrits sur la pierre, à tout jamais. C’est Patrizia qui présentait les poèmes dont certains- j’allais en lire plus tard la traduction – étaient bouleversants : « Chaque fois que je tombe, on me dit qu’il faut se relever. Mais chaque fois que je me relève, quelque chose de moi reste par terre ». Visiblement émue, Angelica avait baissé la tête et triturait les boutons de sa tunique. Patrizia se tourna alors vers elle et nous appris que sa camarade, qui était trop timide et trop modeste pour nous le dire, avait écrit l’un de ces poèmes. A cette seule évocation les yeux d’Angelica se remplirent de larmes, à la pensée aussi sans doute de tout ce qu’elle avait dû y mettre dans son poème, de ses mots comme autant de fragments de sa vie. Elle tenta de bredouiller quelque chose mais sa voix s’étrangla et elle préféra se taire. Patrizia lui toucha l’épaule d’un geste affectueux, un geste que nous ne pouvions faire. Nous n’avions que nos sourires.
Notre avancée au sein de la prison reprit. Rares étaient ceux qui parlaient comme si le silence s’imposait, était nécessaire ou plutôt toute parole inutile. Ce n’est qu’une fois cette nouvelle porte franchie que nous nous sentîmes autorisés à nous étonner à haute voix. La pièce dans laquelle nous nous tenions était exigüe mais lumineuse, une lumière teintée du vert mouvant des arbres au dehors car une fenêtre donnait sur le potager. Une fenêtre grande ouverte sur l’été. Au premier plan, des arbres donc, au travers desquels le soleil jouait fragmentant la lumière puis plus loin, des aplats de terre grise et des rangées de légumes. Tout au bout deux détenues travaillaient. Les questions allèrent bon train comme si cette fenêtre ouverte rendait la situation normale et nous permettait enfin de parler, de questionner nos guides. Autour de nous, des tables, quelques outils. Cette pièce servait d’atelier apprit-on mais également de sas, de passage entre le dedans et le dehors – qui n’était pas vraiment le dehors mais quand-même une parcelle de liberté, d’ailleurs nous nous y sentions presque bien. J’essayais de voir mieux, plus loin, les arbres, les plans de tomates et les artichauts en bouquets dans de hautes herbes jaunes. Nous n’avions que nos yeux, j’avais les yeux partout, sur le sol en carreaux de ciment, sur les tables ripolinées en blanc crème et sur cette ouverture cadrant le jardin. Il me semblait avoir vraiment tout regardé, qu’aucun détail ne m’avait échappé et pourtant. Ce dont personne je pense ne s’était aperçu, moi la première, c’est que cette fenêtre, cette fenêtre ouverte sur l’été, eh bien elle n’avait pas de barreaux. Il fallut que ce soit Patrizia qui nous l’indique. « Ecco l’unica finestra senza sbarre ! » La seule fenêtre sans barreaux. Cela m’étonna que personne dans le groupe ne l’ait remarqué. Mais après tout, nous étions « du dehors » et il fallait sans doute l’enfermement, la perte de ce qui est familier, pour qu’une ouverture sans obstacle devienne extraordinaire. Moi je ne l’avais pas vue. Cette seule fenêtre sans barreaux je ne l’avais même pas vue.
Je ne me souviens plus combien de portes nous avons franchies ensuite. Ce dont je me souviens parfaitement c’est de notre entrée dans la cour de la prison comme dans une arène. Un choc. Eblouissement de la lumière trop vive, chaleur de plomb d’un soleil au zénith et notre groupe comme jeté là. La cour est vaste, rectangulaire, encadrée par les bâtiments où se trouvent les cellules. Dalles de pierre au sol, murs décrépis et, cela me frappa, pas un arbre, pas un seul fragment végétal. Le contraste avec le potager et la fenêtre sans barreaux fût rude. La file indienne s’était reconstituée, une gardienne ouvrant la marche et une autre la fermant. Sur l’un des murs l’inscription en lettres de néon bleues Siamo con voi nella notte, « Nous sommes avec vous dans la nuit », du collectif Claire Fontaine. L’une des œuvres les plus intelligentes et les plus sensibles de cette exposition me dirai-je ensuite. La nuit les néons bleus continuent de dire. Il ne reste que ça dans la cour, ce message, cette présence bleue qui emplit tout. Le dehors est là au-dedans. Nous pensons à elles, nous sommes avec elles. Pour l’heure nous étions vraiment avec elles, dans une proximité physique assez intimidante. Il ne s’agissait pas de peur, non, mais de vouloir trouver l’attitude la plus juste. Ces femmes ne sont pas des bêtes de foire et puis nous entrions chez elles après tout ; le respect, l’humilité s’imposaient. Elles n’étaient pas très nombreuses à cette heure, quelques unes discutaient avec une surveillante, d’autres déambulaient et, plus près de nous qui traversions la cour en diagonale, deux prisonnières conversaient assises sur un banc. Deux femmes d’une cinquantaine d’années, tournées l’une vers l’autre, se parlant comme elles auraient pu le faire dans n’importe quel square de n’importe quelle ville, toute à leur conversation ou feignant de l’être et semblant n’accorder aucune attention à notre présence. Il est pourtant des regards en coin que l’on perçoit, une attente que l’on devine. Nous étions des intrus venus du dehors et devions susciter malgré tout une certaine curiosité. Alors que je passais à côté d’elles, je les saluai tout naturellement d’un signe de tête et d’un grand sourire – et m’aperçus avec étonnement être la seule du groupe à le faire. Cela ouvre pourtant toutes les portes un sourire, et ici aussi. Elles me saluèrent d’un même signe de tête et d’un même sourire, comme nous l’aurions fait dans n’importe quel square de n’importe quelle ville. Ce n’était pas compliqué en fait.
La cour traversée, notre groupe dû s’immobiliser devant une nouvelle porte et quelques détenues qu’une gardienne fit s’écarter. Il fallait nous laisser entrer, éviter j’imagine tout désordre et une trop grande proximité avec ces femmes. Nous nous étions regroupés comme le font les poissons dans l’angle d’un aquarium, attendant une fois de plus et attentifs au mouvement des prisonnières emmenées un peu plus loin. L’extrême beauté de l’une d’elle me frappa. Sentit-elle mon regard ? Elle tourna la tête vers moi. Ce fut furtif ses yeux dans les miens, une seconde tout au plus, mais la dureté de son regard, la violence et le rejet que je pus y lire, je ne suis pas près de l’oublier. Toutes n’étaient pas des Patrizia et des Angelica.
Des œuvres suivantes, j’en garde un souvenir moins vif. Comme ces peintures de Claire Tabouret réalisées d’après des photographies de détenues enfants ou jeunes-filles, à cet âge de tous les possibles, ou de leurs propres enfants ou d’enfants aimés. L’irruption des souvenirs, des liens tendres, de la normalité, de la vie et du bonheur perdu étaient là sous nos yeux, mis à distance par la peinture et en même temps magnifiés, devenus uniques, précieux, faisant écho aussi à nos propres souvenirs. Certaines prisonnières, en dépit de leur air bravache et des horreurs commises devaient au fond de leur cœur être encore cette petite-fille fixant l’objectif ou cette autre sur la plage. On ne change pas ou si peu en fait. Et on l’apprend de soi-même et avec l’âge et des autres aussi. Mon amie Christine m’avait dit un jour que les petits-vieux que l’on croise eh bien il fallait toujours voir en eux ce qu’ils avaient été avant d’en arriver là. Pour la prison, c’était pareil. Je surpris des regards émus chez mes compagnons de visite. L’art faisait bien son boulot et, même si cette œuvre me touchait moins, j’avais quand même la gorge bien serrée.
Le plus dur cependant allait venir mais je ne le savais pas encore.
La progression de notre groupe reprit. Nous étions rodés. Clefs dans les serrures, portes, couloirs, serrure à nouveau. Après un cheminement qui me paru assez long, nous nous retrouvâmes dans le petit jardin destiné aux enfants des détenues, un jardin qui faisait semblant d’être comme ceux des villes avec toboggan et balançoires sur un rectangle de pelouse. Du jardin, on nous fit entrer dans une salle où se trouvaient plusieurs rangées de bancs et un écran. Patrizia fut laconique. Et avec le recul, je pense que c’était bien. Il ne fallait rien dévoiler du court métrage que nous allions voir, simplement dire qu’il s’agissait de Dovecote de Marco Perego réalisé dans cette prison même avec à la fois des comédiens et des détenues.
Dix-huit minutes. Dix-huit minutes à retenir mon souffle happée par la beauté des images, du noir et blanc, de la couleur aussi d’une Venise que les détenues ne peuvent voir – quelle ironie d’être ainsi enfermées dans la plus belle ville du monde – et de ce qui s’y déroule dans le film de Perego, ce qu’il montre de manière à la fois extrêmement délicate et terriblement crue. Les visages marqués, les corps nus vieillissant, la promiscuité, cette réalité de la prison dont nous sommes si éloignés et cette femme dont nous comprenons qu’elle s’apprête, alors que le jour commence juste à poindre, à retrouver la liberté. Tout le monde dort encore dans sa cellule excepté son amie à qui elle fait des adieux muets absolument déchirants. Rassembler ses affaires, enfiler des tennis de toile usés, puis faire le tour de l’univers que l’on quitte comme une maison, donner son dernier bout de savon à celles qui restent et attendent leur tour à la douche, avancer, avancer, être rattrapée par son amie, un pochon et une mèche de cheveux pour se souvenir, comme un pacte pour ne jamais s’oublier. Noir et blanc, gros plans bouleversants sur des visages qui disent tout, qui racontent des vies. Pas de dialogues, juste une musique qui vous serre la gorge. Religieuses fantomatiques, évocation glaçante. Puis la sortie, le sas entre le dedans et le dehors, la boite en carton qu’on lui restitue contenant ses maigres possessions dont une parka qu’elle enfile car nous sommes en hiver, ses papiers et un chapelet qu’elle regarde, touche du bout des doigts mais ne prend pas, le repoussant même. Dehors, la couleur tout à coup, celle bleu sombre d’un matin d’hiver à Venise, les bruits de l’eau. Puis elle sur un banc, perdue, les lèvres entrouvertes, comme cherchant son souffle, les yeux sur ce pigeon qui agonise au pied d’un mur, une inspiration infime comme un souffle …
L’une des gardiennes rouvrit la porte laissant entrer la lumière. C’était fini. Le film nous avait montré ce que nous n’avions pu voir au sein même de cette prison, fait ressentir ce que personne d’autre ne pouvait éprouver sans en avoir fait l’expérience. Le film permettait cela, comprendre et ressentir. Personne ne parlait, nous étions sonnés. Il est des œuvres dont on ne sort pas indemne, qui nous bouleversent et nous secouent. Et tout le monde je crois avait envie de pleurer.
Dans le jardin des enfants, nous avons formé un arc de cercle devant nos deux guides. Elles savaient ce que nous ressentions. Nous étions passés encore un peu plus de l’autre côté. Nous en revenions transformés, au bord des larmes. Je ne pus qu’esquisser un drôle de sourire grimaçant d’émotion à Patrizia. « E molto commovente ! » nous dit-elle dans un grand sourire. « Si, si ! Molto, molto », c’est tout ce que je pu dire.
La chapelle de la prison fut en quelque sorte notre sas de sortie. Nous nous tenions sous les chrysalides suspendues de Sonia Gomes, stalactites de textiles brodées, de fils, de paillettes, étranges et tristement joyeuses. Je ne comprenais pas bien. J’écoutais juste Angelica et savait que c’était la fin que nous étions dans un parloir des adieux et qu’il faudrait sortir. Bizarrement je n’en avais pas envie. J’aurais voulu pouvoir rester avec elles, Patrizia et Angelica, leur parler, partager un café, un repas, ne pas partir comme ça. Car c’est bien une rencontre qui avait eu lieu. Une rencontre humaine rendue possible par le biais de l’art. Con i miei occhi, avec mes yeux, tel était le titre de l’exposition et, oui, j’avais vu avec mes yeux, seulement avec mes yeux, délestée de tout ce qui peut m’identifier, à égalité avec les prisonnières, j’avais vu. Et mon regard avait changé. Pour l’heure, il nous fallait partir et personne, je pense, ne savait comment faire. Dire au revoir et remercier Patrizia et Angelica sous l’œil impassible des gardiennes. Eh bien applaudir, tout simplement, c’est ce qu’il fallait faire et c’est ce que je fis entrainant les autres et aussi malgré les gardiennes qui les encadraient, saisir les mains de Patrizia et d’Angelica, et leur dire les yeux dans les yeux grazie mille ! Grazie mille !
Depuis ce jour de juin, il n’est pas une semaine sans que je ne pense à elles.
Patrizia et Angelica …
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Merci pour ce très beau texte, particulièrement émouvant. Cela me fait d’autant plus regretter le fait de ne pas avoir pris le temps d’y aller. Savez-vous si ce sera encore possible de visiter l’an prochain ? Merci encore Bruno Chapoulart
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Malheureusement cette exposition n’était visible que jusqu’en novembre dernier dans le cadre de la biennale 2024. Il s’agissait en effet de l’exposition du Vatican ayant installé son pavillon dans la prison pour femmes de la Giudecca. Les oeuvres créées pour l’occasion par les artistes seront peut-être exposées à l’avenir mais dans d’autres lieux et expositions. Le court métrage de Marco Perego a été présenté à la Mostra del Cinema de Venise en septembre dernier. Espérons que vous aurez l’occasion de peut-être au moins voir ce film absolument bouleversant au hasard des présentations de courts métrages. En revanche, l’expérience humaine – en totale adéquation avec le thème de cette 60ème biennale (« Étrangers partout») – que représentait cette plongée dans ce « pays étranger » de la prison n’était possible que durant la biennale …
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Très beau texte, Virginie.
Commovente. Molto, molto.
Pour avoir vu l’exposition juste dans les derniers jours de la Biennale, je comprends et partage vos impressions. Vous parvenez à nous présenter sans pathos et avec une grande délicatesse. Merci
Juste un avis, aller à la rencontre de certaines de ces femmes le jour du petit marché sur la fondamenta, devant la grande porte de la prison est un moment unique. N’hésitez-pas. Le fait d’être sur le quai, avec les gens qui passent et des ménagères poussant leur carrello qui papotent… Il faut arriver assez tôt, ne serait-ce que pour pouvoir ramener quelque chose car tout est vite écoulé.
Le fait d’être dehors, la possibilité de se frotter pour quelques heures au monde vivant et libre, semble leur donner des ailes, non pas pour fuir, mais pour humer, palper le monde extérieur à leur prison. Elles sont souriantes et attentionnées, elles apprécient visiblement ce moment d’échange qui leur rend un peu de « normalité ». Derrière le ban rempli d’aromates, de légumes et parfois de fleurs, ce sont des marchandes comme toutes les marchandes, qui accueillent les clients, souvent des habitués. Ambiance bon enfant que souligne paradoxalement la présence d’une bénévole de l’association Rio Terà dei Pensieri, la coopérative qui gère les 6000 m² de l’orto delle Meravigie. Une gardienne souriante va et vient, la grande porte de la prison reste entrouverte. Un moment unique qu’on peut retrouver chaque semaine.
Venezianamente,
Lorenzo
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Merci Lorenzo !
Très heureuse que vous ayez apprécié mon modeste texte et surtout que vous ayez pu découvrir cette exposition avant la fin de la biennale.
Je serai, si tout va bien, à Venise en juin prochain et ne manquerai pas de suivre votre conseil. J’arriverai tôt afin de pouvoir acheter quelques tomates ou autres légumes et je pense que cette nouvelle rencontre avec ces femmes sera comme un prolongement de l’expérience vécue en juin dernier, une manière de « rester en contact » et de soutenir leur travail et leurs moments de liberté et de « normalité ».
Je me souviens d’ailleurs d’un très beau texte que vous aviez écrit sur ce sujet dans votre tout aussi beau et passionnant TramezziniMag.
Encore merci Lorenzo et, qui sait, peut-être à bientôt à Venise en juin ?
Venezianamente,
Virginie
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