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Un restau à Venise ? Quelques adresses …

« Dis Virginie, tu aurais une liste de bons restaus à nous conseiller à Venise ? On y sera la semaine prochaine ! » Bien souvent, on me pose cette question et je m’exécute de bonne grâce me faisant d’ailleurs presque un devoir de prouver, via mes bonnes adresses, que Venise n’est pas le parc d’attraction que certains imaginent mais une ville bien vivante où l’on trouve de bonnes tables très loin des pièges à touristes. Car il y a à Venise de bons restaurants, pas forcément très chers, et fréquentés d’ailleurs par les vénitiens eux-mêmes ; ce qui ne peut être qu’un gage de qualité et d’authenticité.

J’ai le souvenir d’une collègue, celle-là même qui avait « très mal mangé » à Bruges, me disant qu’à Venise les pizzas étaient exécrables. Je n’avais rien répondu mais avait pensé : ben oui ma cocotte mais tout dépend de l’endroit où tu t’es restaurée ! Car Venise, malheureusement, n’échappe pas à la loi du profit sur le dos des touristes à qui l’on sert d’ignobles piatti di pasta et autres pizze dans des décors à l’avenant. Il faut bien évidemment éviter ces horribles bouis-bouis qui fleurissent sur l’axe à haute densité touristique Saint-Marc-Rialto et avoir l’œil et un peu d’expérience afin de dénicher, comme dans n’importe quelle autre ville les bons lieux. Sobriété, simplicité chic, authenticité ainsi qu’une carte courte font partie de mes critères de « sélection » et ainsi je me trompe rarement.

Allora, pour ceux qui souhaitent bien manger à Venise et découvrir une vraie bonne cuisine vénitienne, voilà quelques unes de mes adresses préférées.

Antiche Carampane (San Polo)

Ce restaurant – considéré à juste titre comme l’un des meilleurs de Venise – est proche du Rialto mais néanmoins pas toujours facile à trouver (il faut un plan détaillé ou, plus simple, demander son chemin aux vénitiens que l’on croise). On se perd donc avant d’atteindre ce quartier dans lequel, il y a des siècles, les prostituées exerçaient leurs talents, exposant aux fenêtres leurs attributs dénudés (non loin du restaurant se trouve d’ailleurs le bien nommé ponte delle tette). Plus aucune trace de ce commerce aujourd’hui (je tiens à rassurer les âmes trop prudes). Loin des circuits touristiques, ce restaurant se mérite et c’est très bien. Ne l’atteignent que les gastronomes éclairés et les vénitiens (ce qui est très bon signe), plus quelques célébrités internationales (ce qui peut être moins bien).

Le cadre, dans le style simple et chic des trattorias italiennes, est très agréable avec chaises de bois foncé, tables nappées de blanc, verres en Murano et aux murs, une belle collection de miroirs anciens. Je vous conseille d’ailleurs de délaisser la terrasse en été et de vous installer plutôt à l’intérieur.

La cuisine quant à elle est absolument excellente – une vraie cuisine vénitienne traditionnelle et raffinée – essentiellement de poissons et fruits de mer choisis chaque jour au marché du Rialto par le patron. Le Gran Fritto Misto (fruits de mer et poissons frits) est délicieux et le poisson du jour  à tomber quant aux spaghetti in Cassopippa con sugo ai frutti di mare (avec une sauce aux fruits de mer légèrement pimentée, inspirée d’une antique recette de sauce – sugo dei Pescatori – originaire de Chioggia), mon ami André et moi nous en souvenons encore aujourd’hui. Et j’en ai l’eau à la bouche rien qu’en écrivant ces lignes …

En fait, ici tout est bon et il faudrait pouvoir faire de ce restaurant sa cantine afin de déguster chaque jour un plat différent. Ce qui ne serait cependant pas très raisonnable compte tenu des prix qui, sans être exagérés, sont en accord avec la qualité de la cuisine et donc un peu élevés.

Attention : cette adresse étant très réputée, il est préférable de réserver bien à l’avance et d’arriver tôt (c’est le secret pour toujours choisir la table qui nous plait).

Antiche Carampane

Rio Terà de le Carampane, 1911

30125 Venezia


Ristorante Adriatica / Il palazzo experimental (Dorsoduro)

Je vous conseille vivement ce restaurant de l’hôtel Il palazzo experimental. Il est situé sur les Zattere, dans un palais Renaissance qui fût dans les années 50 le siège de la compagnie maritime italienne Adriatica. La décoration intérieure a été conçue comme un hommage contemporain à Venise, que ce soit dans le choix des couleurs, le sol en Terrazzo Scarpa, les tissus Rubelli ou les rayures omniprésentes rappelant les tenues des gondoliers et c’est très réussi !

Mais le plus intéressant, c’est le jardin secret de l’hôtel. Peu de tables, du calme, des statues de pierre, des palmiers et des lauriers roses. On y déjeune ou on y dîne de la manière la plus agréable qui soit. Le service est irréprochable (il s’agit du restaurant d’un hôtel 4 étoiles) et la cuisine abordable et de grande qualité ; cuisine d’inspiration vénitienne qui fait la part belle aux produits locaux et de saison. J’ai le souvenir d’un risotto di go (aux petits poissons de la lagune) absolument exceptionnel tout comme le filet de bar accompagné de courgettes et d’une crème de petits pois dégusté cet été. Même une simple entrée de tomates multicolores et de mozarella di bufala est ici sublimée par la qualité des produits, une huile d’olive de haute volée et une présentation impeccable. On saura vous conseiller les meilleurs vins et vos verres seront rafraichis par temps de canicule …

N’hésitez pas à réserver et, à la belle saison, demandez une table dans le jardin. Je vous conseille d’arriver tôt afin de pouvoir choisir l’une des meilleures tables (au premier rang) et de profiter de la beauté du lieu et du calme qui y règne.

Pour ma part, lors de chacun de mes séjours à Venise, je ne manque jamais d’y déjeuner ou d’y diner plusieurs fois tant ce lieu me plait. Je m’y attarde toujours un peu, le repas terminé, avec un café ou deux, histoire de profiter du jardin, véritable bulle de quiétude avant de retrouver l’effervescence des Zattere, l’éblouissement de la lumière sur le canal de la Giudecca ou le soir, la lune s’y reflétant …

Il palazzo experimental

Fondamenta Zattere, 1410-1411,

30123 Venezia


Corte Sconta (Castello)

La Corte Sconta, que l’on ne présente plus – il est l’un des meilleurs restaurants de Venise, fréquenté par bon nombre de vénitiens et en son temps par Hugo Pratt – se trouve à deux pas de « chez moi » et de l’arsenal. C’est l’un de mes restaurants préférés. D’abord pour la cuisine (excellente !) mais aussi pour la cour intérieure dans laquelle on peut, les jours d’été, s’installer à l’ombre d’une treille.

Renommé pour sa cuisine vénitienne traditionnelle parfois revisitée, la Corte Sconta se sont des Poissons et fruits de mer en provenance directe du marché du Rialto et des légumes de San Erasmo (le potager de Venise). On se régale de vongole, de Sarde in “saor”, de baccalà mantecato mais aussi de pâtes fraiches maison (sublimes ravioli verdi aux scampis dégustés cet été), ou d’un filet d’ombrine inoubliable. Les pains sont faits sur place, ce qui mérite d’être souligné. Côté cave, le choix est large avec une belle sélection de vins italiens, même au verre, et les conseils avisés du personnel. Seuls les desserts peuvent être un peu décevants mais néanmoins pas mal du tout comme ce sabayon accompagné de petits biscuits vénitiens qui clôture parfaitement un repas.

Ce restaurant est parfait pour le diner mais je trouve que, durant l’été, y déjeuner dehors sous la vigne est extrêmement plaisant, et il y a alors moins de monde ; j’ai en effet remarqué qu’il fait toujours le plein le soir mais est beaucoup moins fréquenté le midi.

Compte tenu de sa réputation, réservation fortement conseillée !

Corte Sconta

Calle del Pestrin, 3886

30122 Venezia


Vini da Gigio (Cannaregio)

Cannaregio n’est pas mon quartier préféré et y arpenter la strada Nova est pour moi une épreuve. Trop de restaurants racolant le touriste, de boutiques de masques made in China, d’une laideur qui me fait toujours détourner le regard. Pourquoi s’infliger cela, d’autant plus à Venise. Les touristes sont à l’avenant, criards, débraillés et … en nombre ! Bref, un petit enfer.

Je m’y aventure seulement, en marchant très vite, pour rejoindre la petite trattoria Vini da Gigio. Une perle. Situé sur l’agréable fondamenta San Felice (Cannaregio ne se résume pas à la strada Nova fort heureusement), ce restaurant a tout pour nous faire nous sentir bien. Le décor d’abord, avec un bar à l’ancienne, du bois sombre, des nappes blanches, une simplicité sympathique et un véritable bon accueil par Paolo, le patron. Côté cuisine, on y déguste des plats vénitiens préparés à la perfection. Les ingrédients sont de première qualité et de première fraicheur. C’est une cuisine traditionnelle, conviviale et raffinée. Manger ici, c’est s’entendre pousser un soupir de satisfaction en voyant arriver notre plat. J’ai le souvenir de tagliolini con granseola (à l’araignée de mer) absolument sublimes tout comme les poissons savoureux et leur verdure plus que fraiche du potager.

C’est une adresse pour gastronomes exigeants qui ne s’en laissent pas compter, connaissent les produits, cuisinent peut-être eux-mêmes et apprécient la qualité dans la simplicité.

Réservation conseillée car ce restaurant ne dispose que d’un nombre de tables relativement restreint.


Restaurant du jardin du Rédempteur (Giudecca)

Sur l’île de la Giudecca, viennent de s’ouvrir au public les jardins restaurés de l’église du Rédempteur, soit un hectare de pure beauté dans la tradition des jardins monastiques, s’étendant du canal de la Giudecca à la lagune. Allées ombragées par des pergolas couvertes de vignes, carrés de fleurs, d’herbes aromatiques, de lavandes, d’artichauts, explosion d’agapanthes bleues, grands cyprès, bassin aux nénuphars et lotus, potager et oliveraie. Le paradis sur terre.

Et dans ce paradis se trouve un petit café (géré par Illy café) où l’on peut se restaurer. Situé à l’extrémité du jardin, ce café dispose d’une terrasse s’ouvrant sur la lagune. Un paradis pour qui aime les jardins et bien manger. Car la nourriture y est excellente. J’étais assez dubitative en étudiant la carte mais fus totalement conquise en dégustant la cuisine de Lorenzo, le jeune chef assez talentueux. Il propose une cuisine de saison avec des légumes et des herbes aromatiques du jardin. Je l’ai d’ailleurs vu, en quittant le jardin après mon déjeuner, choisir légumes et herbes directement dans le potager. Ce restaurant fut une très belle surprise et je garde un souvenir ému du filet d’ombrine aux petits légumes et sauce au persil que j’avais fait suivre d’un assortiment de petits biscuits servis avec une crème fouettée à la grappa, le tout arrosé d’un très bon verre de Ribolla gialla. Un déjeuner au paradis donc.

Attention : les jardins (entrée payante) ne sont ouverts au public que du jeudi au samedi. Je vous conseille d’éviter le samedi et d’arriver tôt, le secret, toujours, pour être plus tranquille et bien choisir sa table.

Restaurant du jardin du Rédempteur

Giudecca 194,

30133 Venezia

Venice garden foundation


Da Crea (Guidecca)

Ce restaurant – également connu sous le nom de « Dal Storico » – est situé sur la rive sud de l’île de la Giudecca, au beau milieu d’un petit chantier naval. On l’atteint depuis le fondamenta San Giacomo (arrêt vaporetto Redentore). Une pancarte peinte en indique l’accès via un porche un peu sombre sous lequel sommeille une antique gondole, ensuite on suit les flèches en longeant de vieux ateliers et un jardin à l’abandon. Le restaurant est installé au premier étage d’un ancien atelier réhabilité dont l’accès se fait en empruntant un escalier industriel ou un ascenseur extérieur. La terrasse très haut perchée offre une vue magnifique sur la lagune et c’est là l’un des points forts de ce restaurant. J’aime beaucoup y diner en contemplant la lumière décroitre et le ciel se teinter de rose (seulement gare aux moustiques qui sont eux-aussi au restaurant …). L’ambiance est très reposante, d’un calme qui étonne presque. Ce restaurant est surtout fréquenté par des locaux. C’est d’ailleurs très drôle d’en voir arriver certains dans leurs bateaux puis sauter sur le quai leur chien dans les bras. Une façon toute vénitienne d’aller manger un bout.

La cuisine est bonne, simple et généreuse. On y dine par exemple d’un grand plat de fritto misto ou d’une salade de poulpe suivis d’un poisson du jour ou de bigoli in salsa le tout arrosé de blanc local bien frais ou d’une bière Peroni avec pour finir une belle part de tarte maison et un petit café.

La serveuse, une nature italienne à qui on ne la fait pas, n’a pas le sourire facile mais se révèle absolument charmante pour peu que les amis qui vous accompagnent parlent italien (ou que vous fassiez l’effort de baragouiner quelques mots), que l’un d’entre vous soit d’un âge vénérable ou que vous engagiez la conversation histoire de l’amadouer. Je la soupçonne de ne pas trop apprécier les touristes … et je ne peux que lui donner raison. Mais de toute façon les affreux arrivent rarement jusque là …

Da Crea

Giudecca, 212, A (accès via fondamenta San Giacomo)

30133 Venezia


Majer (Castello & Giudecca)

Photo : Majer

Pourquoi Majer ? Parce que parfois on a juste envie d’une bonne pizza.

Majer est une petite chaine de boulangerie-pâtisserie avec plusieurs adresses à Venise dont un restaurant. Je me rends très souvent chez Majer sur la Via Garibaldi (boulangerie-pâtisserie) pour simplement acheter de quoi déjeuner sur le pouce à la maison ou pour déguster une part de pizza sur leur terrasse. Cette enseigne propose aussi de délicieux tramezzini, des arancini, des salades … Le pain est bio, tout est très frais et appétissant. On y trouve également de bonnes petites pâtisseries et des biscuits vénitiens pour accompagner notre café.

Pour ce qui est du restaurant Majer, il est situé sur l’ile de la Giudecca, Fondamenta Sant’Eufemia (arrêt vaporetto Palanca), et dispose d’une terrasse sur le quai. La vue sur le canal, le Dorsoduro et le bassin de Saint-Marc est superbe. On peut y petit-déjeuner (bonheur de déguster croissant et cappuccino dans la lumière toujours très belle du matin), y déjeuner sur le pouce ou y diner d’un plat de pâtes maison ou d’un filet de poisson grillé. Le décor du restaurant donne dans le contemporain bois et métal, propre et net, c’est bien mais je préfère leur terrasse et … la vue pour déguster ma pizza sans prétention mais tout bonnement délicieuse. Il faudra d’ailleurs que je donne l’adresse à cette certaine collègue …

Majer via Garibaldi (pâtisserie-boulangerie)

Majer Giudecca (restaurant)

La liste de restaurants que je vous donne ici est bien évidemment non exhaustive. J’ai choisi de ne vous parler que de quelques-unes de mes adresses préférées qui proposent toutes une cuisine vénitienne traditionnelle parfois revisitée mais toujours de qualité ou une bonne cuisine de saison ou de très bonnes pizzas !

Ces adresses ont également été choisies pour leur emplacement et leur décor qui a pour moi son importance. Car tant qu’à bien manger autant que cela soit dans un lieu agréable et dans lequel on se sent bien.

Nostalgie

Il y a des jours comme ça.

J’avais quitté le boulot tardivement, à cette heure où les couloirs et le parking souterrain redevenus déserts en deviennent presque effrayants. Plus personne, une ambiance d’après la bombe, calme mais anormale. J’étais seule et pas mécontente de l’être. Tout le monde avait quitté le navire hormis les vigiles qui devaient à cette heure siroter une bière confortablement installés dans leur PC sécurité. J’étais crevée, amère et dégoutée. Il y a des jours comme ça, de ces jours où l’on se sent coincés, ayant dû subir la médiocrité et la méchanceté ambiante. J’avais lentement regagné ma voiture et une fois à l’air libre, les grilles ouvertes sur la liberté, j’avais respiré un peu mieux, m’étais calée sur mon siège et enclenché l’autoradio. Il n’y a qu’en voiture que j’écoute la radio. Je pianotais, m’arrêtai un moment sur la radio flamande – j’aime cette langue à la fois âpre et onctueuse, le flamand de Flandre, beaucoup plus rond et doux que celui des Pays-Bas, me repose, comme une musique – passai vite les infos, radio classique, fit défiler les stations d’un doigt, rapidement. Je savais ce que je voulais entendre sans pour autant pouvoir dire ce que je voulais. Alors je cherchais, jusqu’à reconnaitre la voix si particulière de Michka Assayas qui disait « peut-être que ceci vous dira quelque chose » suivi de ces premières notes égrenées en cascades, premières secondes de cette chanson immédiatement reconnue, ce « Mystery of Love » que j’aime tant.

Ma voiture filait maintenant sur l’autoroute et à ma gauche le ciel se teintait de rose tendre et d’orange dans un dégradé d’une pureté parfaite. Un ciel de soir d’été, lorsque la chaleur décroit, comme à l’unisson d’une décélération des choses, d’un repos de la terre et d’une respiration, enfin. Il est des conjonctions qui ne peuvent être le fruit du hasard. Et cette chanson tellement mélancolique en était la preuve ; cette chanson qui parle d’amour, de ce qui ne dure et de ce qui reste, malgré tout.

Rien ne dure. C’est bien là le problème. Et j’en faisais d’ailleurs l’expérience de manière peut-être plus aigue depuis quelques années, tout foutait le camp et je ne pouvais rien y faire. La faute à l’âge sans doute, à cette angoisse sourde qui doit tous nous saisir à un moment donné ; plus d’années derrière que devant et tout notre passé comme englouti, mais pas que. Rien n’était plus comme avant, malgré tous mes efforts.

Ça passait, ça filait à toute berzingue, trop vite, beaucoup trop vite.

Moi j’aurais voulu pouvoir encore faire de la balançoire dans le jardin de ma grand-mère, manger des cuberdons chez Marcel, regarder rire Marie derrière son verre de vin blanc, lire le Club des cinq en buvant de la grenadine, aller au lycée, aller aux Beaux-Arts, rouler en 2cv, retrouver les premiers rendez-vous, the first time that you kissed me, rire, rire en ignorant que tout à une fin et que rien ne dure. Et changer le cours des choses, oui, surtout changer le cours des choses. C’était ça en fait. Je me suis souvent dit que nous devrions pouvoir, à vingt ans, visionner un court métrage de ce que serait notre vie à soixante. Sûr qu’on ne ferait pas les mêmes erreurs et surtout que l’on écarterait d’emblée cette personne qui nous fut présentée chez Angelina ou cet homme dont il nous faudrait des années pour comprendre qu’il n’était pas fait pour nous. Toujours se fier à la première impression. Ne pas laisser leur chance aux autres et sauver sa peau, être moins polie, c’est ce que j’aurais dû faire. Je pensais à tout ce que nous avions perdu, à tout ce que l’on nous avait enlevé, à tout ce qui ne sera plus et à ce thé chez Angelina en compagnie de celle qui n’aurait jamais dû croiser notre route familiale …

Je jetais un œil sur le ciel et me dis qu’il était sacrément beau et que c’était un cadeau du ciel justement, que la musique lui allait bien, ou l’inverse.

N’empêche tout foutait le camp et j’avais le moral au plus bas. Il n’aurait pas fallu, à cet instant précis, que quelqu’un me dise que tout irait mieux et qu’il me fallait être positive, je l’aurais tué. La nostalgie de cette chanson faisait affluer les souvenirs, ils se bousculaient de manière décousue et sans lien apparent si ce n’est qu’il s’agissait de ces moments heureux dont on ne mesure pas lorsqu’on les vit à quel point ils sont le bonheur, tout simplement.

La chanson se terminait et j’étais presque arrivée. Je ravalais mon chagrin dans un gros soupir et me dit qu’une glace au lait d’amande s’imposait. Il en restait deux dans mon congélateur que je conservais pour « au cas où ». Je garai ma voiture dans un état second, toute encore dans cet avant qui avait disparu et ne reviendrai plus.

La glace au lait d’amande me fit le plus grand bien.

Et puis, je savais bien au fond de moi que, même si les déserteurs nous laissaient en plan, je pouvais encore arrêter le temps, un petit peu. Il suffisait de le vouloir et de tenter de toutes ses forces de toujours être du côté du bonheur.

Malgré tout.

« Mystery of Love – Demo » de Sufjan Stevens

Mystery of Love fait partie de la bande originale du très beau film Call Me by Your Name, de l’Italien Luca Guadagnino. La version dont je parle ici, et que présentait Michka Assayas, est en fait la maquette récemment parue de cette chanson. Sa sobriété amplifie, je trouve, l’émotion que nous pouvions déjà ressentir à l’écoute de la version musicalement plus élaborée du film. Ma version préférée donc, une pure merveille nostalgique …

A écouter ICI.

Une fenêtre sans barreaux

Venise, 18 juin 2024.

Nous étions quinze, quinze à attendre en file indienne le long du mur de la prison, sur l’île de la Guidecca, à Venise. Soleil de plomb et pas un gramme de vent.

J’étais arrivée tôt, un peu nerveuse. Il faut dire que j’avais beaucoup hésité avant de me décider. Visiter le pavillon du Vatican installé pour la biennale d’art dans cette prison pour femmes c’était autre chose que d’entrer dans un musée. J’en connaissais certes l’existence et savais même que les détenues y cultivent un potager dont elles vendent les produits chaque jeudi, là en dehors, à l’endroit même où je me tenais. Mais je n’avais jamais voulu m’y approvisionner par peur d’un certain voyeurisme dont j’aurais pu faire preuve malgré moi, car un prisonnier est par définition un être hors norme pouvant susciter une curiosité mêlée d’effroi. Je ne voulais pas de ça. Et puis, je me refusais à profiter d’elles, de leurs tomates, de leurs poivrons, pour cuisiner une ratatouille et la déguster ensuite dans le confort de mon appartement alors qu’elles restaient, elles, derrière les barreaux. Je n’aimais pas cette idée. Pourtant, à y bien réfléchir – et maintenant d’autant plus – vendre leur production n’est-il pas pour ces femmes le gage d’une certaine liberté ? Celle de travailler la terre au grand air, sous le ciel et le soleil, loin de l’horreur de leurs cellules, et ce, ne fut-ce que quelques heures par jour. J’avais eu tort et m’en rendais compte, là sous le soleil implacable de midi, appuyée au mur de cette prison, la paume des mains sur la brique ocre d’une rugosité qui, j’allais en faire l’expérience, était à l’image du lieu : dur, âpre et dont on gardait la trace, l’empreinte, bien forcés, malgré nous.

Nous étions quinze donc, des italiens pour la plupart, quelques allemands, un homme accompagné d’une grande et jolie rousse dont je me demandais s’il s’agissait de sa fille ou de sa compagne, deux anglais souffrant visiblement de la chaleur et moi, seule française. Nous attendions depuis près d’une heure, sagement, sans presque parler, tous conscients j’imagine de la singularité de l’expérience qui nous attendait. Nous qui avions réservé notre visite sur internet, envoyé une copie de notre carte d’identité, obtenu un code-barres –laisser passer indispensable – nous attendions, un peu fébriles, d’entrer en prison. L’attente me sembla durer une éternité puis nous vîmes sortir le groupe de visiteurs précédent, étrangement silencieux, encadré par deux gardiennes en uniforme bleu marine. Ça allait enfin être notre tour. La file indienne s’ébranla et, un à un, nous fûmes admis dans une sorte de sas où il fallut décliner son identité puis déposer dans un casier tout ce qui nous sécurise et nous accompagne partout : papiers, sac, téléphone, calepin, appareil photo. En échange de quoi, on nous donna un tour de cou au bout duquel était attachée une carte portant un numéro. J’y accrochais la clef de mon casier. J’avais les mains libres, j’étais prête.

Notre groupe fût emmené par ces deux mêmes gardiennes en uniforme bleu. La plus petite, toute menue, austère beauté italienne aux yeux parfaitement maquillés, portait à la ceinture un imposant trousseau de clefs surdimensionnées – comme dans les films avais-je pensé. Sauf que là, c’était pour de vrai. Nous longeâmes le mur d’enceinte, toujours en file indienne et, après qu’une de ces énormes clefs eut ouvert une première porte donnant sur une cour puis une seconde, nous nous retrouvâmes enfermés dans ce que l’on comprit être la cafétéria des gardiens. Il y avait là quelques chaises, trois tables et un comptoir peint dans un vert véronaise laiteux derrière lequel une employée s’activait, complètement indifférente à notre présence. Le comptoir marquait une frontière et d’un côté à l’autre, ça ne communiquait pas. Nous nous aperçûmes d’ailleurs très vite que non, nous n’allions pas nous voir offrir un café mais qu’il s’agissait d’attendre à nouveau. Les deux gardiennes discutaient entre elles. L’employée lavait, rangeait puis mis à sécher sur le percolateur un torchon vaisselle portant l’inscription Umbria, souvenir de voyage ou de sa région natale, qui sait ? Je notais, amusée, les étiquettes en forme de cœur portant les prix des tramezzini et des petits gâteaux. Les gardiens avaient sans nul doute, eux aussi, besoin de s’évader et de réconfort.

Tintinnabulement des clefs puis, clac, clac, clac, déverrouillage d’une serrure dont le bruit, celui si caractéristique des prisons, nous fit presque sursauter. Nous allions pourtant nous y habituer très vite à ce bruit car à chaque porte franchie puis refermée, le son comme amplifié des clefs dans les serrures allait rythmer notre progression de salles en salles. On s’y fait très vite aux choses en fin de compte, aux règles imposées comme à être encadré par ces deux gardiennes dont nous avions accepté – c’était la condition – de dépendre. La porte s’ouvrit donc enfin, un peu comme au théâtre, et les deux détenues volontaires qui allaient présenter les œuvres exposées firent leur apparition. Normales, deux femmes normales que l’on aurait pu croiser au dehors. L’une dans la quarantaine, soignée, coupe au carré et rose sur les lèvres, l’autre plus jeune, replète et d’une timidité que l’on percevait d’emblée. Toutes deux côte à côte, dans leur « uniforme » de guide à l’évidence créé pour l’occasion dans l’atelier de couture et ayant dû faire l’objet de maintes recherches et discussions entre les prisonnières. Comment faire passer le message, traduire que tout n’est pas rose mais surtout ni noir ni blanc ? En résultait une sorte de tablier ou plutôt de longue tunique boutonnée, le devant et le dos bicolores, noir d’un côté et blanc de l’autre. Nous nous étions placés en demi-cercle devant elles, en silence, attendant simplement de comprendre comment les choses allaient se dérouler. C’est la plus âgée des deux qui prit la parole : « Io sono Patrizia e lei è Angelica ». Patrizia et Angelica. Patrizia dont la gentillesse et l’intelligence sautaient aux yeux et Angelica, la timide, qui tentait un peu nerveusement de fermer les deux pans de sa tunique sur son ventre dodu, le visage enfoncé dans son triple menton et l’air mal à l’aise. Je me dis qu’elle devait en souffrir d’être grosse. Depuis l’enfance, des méchancetés. Car les gens ne sont pas tendres, et alors en prison … J’aurais voulu pouvoir lui dire qu’elle était jolie dans sa tunique blanche et noire et aussi très courageuse d’être là devant nous. Je me contentais de sourire et, comme tous les autres, d’attendre. C’est Patrizia qui démarra la visite et nous parla des premières œuvres accrochées dans la cafétéria. Il s’agissait de sérigraphies de Corita Kent, cette nonne américaine qui, dans les années soixante et après avoir quitté les ordres, voua sa vie à la peinture, créant sans relâche des œuvres Pop plutôt engagées. La claustration elle avait dû connaitre et aussi cette soif de liberté et de justice. Les œuvres – des sérigraphies – s’en faisaient d’ailleurs l’écho, comme ce « People like us »en lettres orange vif ou, accroché au dessus d’une porte, ce « hope » écrit à l’envers et que désigna Patrizia avant de nous faire quitter la pièce.

Notre groupe repris donc sa progression, emmené par les deux détenues et toujours sous bonne garde. Impossible de lambiner comme je le fais toujours dans les visites guidées imposées. Ici je me fondais dans le groupe puis, sans même m’en rendre compte, me mis à devancer les autres afin d’être sur les talons de Patrizia et Angelica. Avais-je perçu sans m’en rendre compte que l’important était là ? Pas sur le moment en tout cas. J’avais alors juste envie de ne pas perdre une miette de leur présentation, de comprendre – et en italien cela n’était pas chose aisée -, d’être une bonne élève comme pour les remercier de l’effort qu’elles faisaient. Une attention redoublée en fait, aux œuvres et à elles, surtout.

Les clefs surdimensionnées ouvrirent plusieurs portes et nous nous retrouvâmes dans une cour puis dans un étroit et long passage à ciel ouvert. Murs de briques vénitiennes et tout au fond de ce corridor, un œil en néon blanc, œuvre du collectif Claire Fontaine. Un grand œil net et précis, dessiné au trait et traversé d’une barre oblique, accroché sur le mur d’enceinte sous le ciel très bleu et très haut de l’été, un œil qui ne pouvait voir ni dedans ni dehors … Ne pas voir, ne pas pouvoir regarder, ne pas être vu, ne pas être regardé. Et nous, que pouvions-nous voir de cette prison ? Que voyions-nous à cet instant précis de la visite ? Sur les murs, de chaque côté, l’œuvre de Simone Fattal, plaques de lave émaillées sur lesquelles des poèmes écrits à sa demande par les détenues étaient reproduits. Mots d’espoir ou de désespoir, de tristesse et de douleur inscrits sur la pierre, à tout jamais. C’est Patrizia qui présentait les poèmes dont certains- j’allais en lire plus tard la traduction – étaient bouleversants : « Chaque fois que je tombe, on me dit qu’il faut se relever. Mais chaque fois que je me relève, quelque chose de moi reste par terre ». Visiblement émue, Angelica avait baissé la tête et triturait les boutons de sa tunique. Patrizia se tourna alors vers elle et nous appris que sa camarade, qui était trop timide et trop modeste pour nous le dire, avait écrit l’un de ces poèmes. A cette seule évocation les yeux d’Angelica se remplirent de larmes, à la pensée aussi sans doute de tout ce qu’elle avait dû y mettre dans son poème, de ses mots comme autant de fragments de sa vie. Elle tenta de bredouiller quelque chose mais sa voix s’étrangla et elle préféra se taire. Patrizia lui toucha l’épaule d’un geste affectueux, un geste que nous ne pouvions faire. Nous n’avions que nos sourires.

Notre avancée au sein de la prison reprit. Rares étaient ceux qui parlaient comme si le silence s’imposait, était nécessaire ou plutôt toute parole inutile. Ce n’est qu’une fois cette nouvelle porte franchie que nous nous sentîmes autorisés à nous étonner à haute voix. La pièce dans laquelle nous nous tenions était exigüe mais lumineuse, une lumière teintée du vert mouvant des arbres au dehors car une fenêtre donnait sur le potager. Une fenêtre grande ouverte sur l’été. Au premier plan, des arbres donc, au travers desquels le soleil jouait fragmentant la lumière puis plus loin, des aplats de terre grise et des rangées de légumes. Tout au bout deux détenues travaillaient. Les questions allèrent bon train comme si cette fenêtre ouverte rendait la situation normale et nous permettait enfin de parler, de questionner nos guides. Autour de nous, des tables, quelques outils. Cette pièce servait d’atelier apprit-on mais également de sas, de passage entre le dedans et le dehors – qui n’était pas vraiment le dehors mais quand-même une parcelle de liberté, d’ailleurs nous nous y sentions presque bien. J’essayais de voir mieux, plus loin, les arbres, les plans de tomates et les artichauts en bouquets dans de hautes herbes jaunes. Nous n’avions que nos yeux, j’avais les yeux partout, sur le sol en carreaux de ciment, sur les tables ripolinées en blanc crème et sur cette ouverture cadrant le jardin. Il me semblait avoir vraiment tout regardé, qu’aucun détail ne m’avait échappé et pourtant. Ce dont personne je pense ne s’était aperçu, moi la première, c’est que cette fenêtre, cette fenêtre ouverte sur l’été, eh bien elle n’avait pas de barreaux. Il fallut que ce soit Patrizia qui nous l’indique. « Ecco l’unica finestra senza sbarre ! » La seule fenêtre sans barreaux. Cela m’étonna que personne dans le groupe ne l’ait remarqué. Mais après tout, nous étions « du dehors » et il fallait sans doute l’enfermement, la perte de ce qui est familier, pour qu’une ouverture sans obstacle devienne extraordinaire. Moi je ne l’avais pas vue. Cette seule fenêtre sans barreaux je ne l’avais même pas vue.

Je ne me souviens plus combien de portes nous avons franchies ensuite. Ce dont je me souviens parfaitement c’est de notre entrée dans la cour de la prison comme dans une arène. Un choc. Eblouissement de la lumière trop vive, chaleur de plomb d’un soleil au zénith et notre groupe comme jeté là. La cour est vaste, rectangulaire, encadrée par les bâtiments où se trouvent les cellules. Dalles de pierre au sol, murs décrépis et, cela me frappa, pas un arbre, pas un seul fragment végétal. Le contraste avec le potager et la fenêtre sans barreaux fût rude. La file indienne s’était reconstituée, une gardienne ouvrant la marche et une autre la fermant. Sur l’un des murs l’inscription en lettres de néon bleues Siamo con voi nella notte, « Nous sommes avec vous dans la nuit », du collectif Claire Fontaine. L’une des œuvres les plus intelligentes et les plus sensibles de cette exposition me dirai-je ensuite. La nuit les néons bleus continuent de dire. Il ne reste que ça dans la cour, ce message, cette présence bleue qui emplit tout. Le dehors est là au-dedans. Nous pensons à elles, nous sommes avec elles. Pour l’heure nous étions vraiment avec elles, dans une proximité physique assez intimidante. Il ne s’agissait pas de peur, non, mais de vouloir trouver l’attitude la plus juste. Ces femmes ne sont pas des bêtes de foire et puis nous entrions chez elles après tout ; le respect, l’humilité s’imposaient. Elles n’étaient pas très nombreuses à cette heure, quelques unes discutaient avec une surveillante, d’autres déambulaient et, plus près de nous qui traversions la cour en diagonale, deux prisonnières conversaient assises sur un banc. Deux femmes d’une cinquantaine d’années, tournées l’une vers l’autre, se parlant comme elles auraient pu le faire dans n’importe quel square de n’importe quelle ville, toute à leur conversation ou feignant de l’être et semblant n’accorder aucune attention à notre présence. Il est pourtant des regards en coin que l’on perçoit, une attente que l’on devine. Nous étions des intrus venus du dehors et devions susciter malgré tout une certaine curiosité. Alors que je passais à côté d’elles, je les saluai tout naturellement d’un signe de tête et d’un grand sourire – et m’aperçus avec étonnement être la seule du groupe à le faire. Cela ouvre pourtant toutes les portes un sourire, et ici aussi. Elles me saluèrent d’un même signe de tête et d’un même sourire, comme nous l’aurions fait dans n’importe quel square de n’importe quelle ville. Ce n’était pas compliqué en fait.

La cour traversée, notre groupe dû s’immobiliser devant une nouvelle porte et quelques détenues qu’une gardienne fit s’écarter. Il fallait nous laisser entrer, éviter j’imagine tout désordre et une trop grande proximité avec ces femmes. Nous nous étions regroupés comme le font les poissons dans l’angle d’un aquarium, attendant une fois de plus et attentifs au mouvement des prisonnières emmenées un peu plus loin. L’extrême beauté de l’une d’elle me frappa. Sentit-elle mon regard ? Elle tourna la tête vers moi. Ce fut furtif ses yeux dans les miens, une seconde tout au plus, mais la dureté de son regard, la violence et le rejet que je pus y lire, je ne suis pas près de l’oublier. Toutes n’étaient pas des Patrizia et des Angelica.

Des œuvres suivantes, j’en garde un souvenir moins vif. Comme ces peintures de Claire Tabouret réalisées d’après des photographies de détenues enfants ou jeunes-filles, à cet âge de tous les possibles, ou de leurs propres enfants ou d’enfants aimés. L’irruption des souvenirs, des liens tendres, de la normalité, de la vie et du bonheur perdu étaient là sous nos yeux, mis à distance par la peinture et en même temps magnifiés, devenus uniques, précieux, faisant écho aussi à nos propres souvenirs. Certaines prisonnières, en dépit de leur air bravache et des horreurs commises devaient au fond de leur cœur être encore cette petite-fille fixant l’objectif ou cette autre sur la plage. On ne change pas ou si peu en fait. Et on l’apprend de soi-même et avec l’âge et des autres aussi. Mon amie Christine m’avait dit un jour que les petits-vieux que l’on croise eh bien il fallait toujours voir en eux ce qu’ils avaient été avant d’en arriver là. Pour la prison, c’était pareil. Je surpris des regards émus chez mes compagnons de visite. L’art faisait bien son boulot et, même si cette œuvre me touchait moins, j’avais quand même la gorge bien serrée.

Le plus dur cependant allait venir mais je ne le savais pas encore.

La progression de notre groupe reprit. Nous étions rodés. Clefs dans les serrures, portes, couloirs, serrure à nouveau. Après un cheminement qui me paru assez long, nous nous retrouvâmes dans le petit jardin destiné aux enfants des détenues, un jardin qui faisait semblant d’être comme ceux des villes avec toboggan et balançoires sur un rectangle de pelouse. Du jardin, on nous fit entrer dans une salle où se trouvaient plusieurs rangées de bancs et un écran. Patrizia fut laconique. Et avec le recul, je pense que c’était bien. Il ne fallait rien dévoiler du court métrage que nous allions voir, simplement dire qu’il s’agissait de Dovecote de Marco Perego réalisé dans cette prison même avec à la fois des comédiens et des détenues.

Dix-huit minutes. Dix-huit minutes à retenir mon souffle happée par la beauté des images, du noir et blanc, de la couleur aussi d’une Venise que les détenues ne peuvent voir – quelle ironie d’être ainsi enfermées dans la plus belle ville du monde – et de ce qui s’y déroule dans le film de Perego, ce qu’il montre de manière à la fois extrêmement délicate et terriblement crue. Les visages marqués, les corps nus vieillissant, la promiscuité, cette réalité de la prison dont nous sommes si éloignés et cette femme dont nous comprenons qu’elle s’apprête, alors que le jour commence juste à poindre, à retrouver la liberté. Tout le monde dort encore dans sa cellule excepté son amie à qui elle fait des adieux muets absolument déchirants. Rassembler ses affaires, enfiler des tennis de toile usés, puis faire le tour de l’univers que l’on quitte comme une maison, donner son dernier bout de savon à celles qui restent et attendent leur tour à la douche, avancer, avancer, être rattrapée par son amie, un pochon et une mèche de cheveux pour se souvenir, comme un pacte pour ne jamais s’oublier. Noir et blanc, gros plans bouleversants sur des visages qui disent tout, qui racontent des vies. Pas de dialogues, juste une musique qui vous serre la gorge. Religieuses fantomatiques, évocation glaçante. Puis la sortie, le sas entre le dedans et le dehors, la boite en carton qu’on lui restitue contenant ses maigres possessions dont une parka qu’elle enfile car nous sommes en hiver, ses papiers et un chapelet qu’elle regarde, touche du bout des doigts mais ne prend pas, le repoussant même. Dehors, la couleur tout à coup, celle bleu sombre d’un matin d’hiver à Venise, les bruits de l’eau. Puis elle sur un banc, perdue, les lèvres entrouvertes, comme cherchant son souffle, les yeux sur ce pigeon qui agonise au pied d’un mur, une inspiration infime comme un souffle …

L’une des gardiennes rouvrit la porte laissant entrer la lumière. C’était fini. Le film nous avait montré ce que nous n’avions pu voir au sein même de cette prison, fait ressentir ce que personne d’autre ne pouvait éprouver sans en avoir fait l’expérience. Le film permettait cela, comprendre et ressentir. Personne ne parlait, nous étions sonnés. Il est des œuvres dont on ne sort pas indemne, qui nous bouleversent et nous secouent. Et tout le monde je crois avait envie de pleurer.

Dans le jardin des enfants, nous avons formé un arc de cercle devant nos deux guides. Elles savaient ce que nous ressentions. Nous étions passés encore un peu plus de l’autre côté. Nous en revenions transformés, au bord des larmes. Je ne pus qu’esquisser un drôle de sourire grimaçant d’émotion à Patrizia. « E molto commovente ! » nous dit-elle dans un grand sourire. « Si, si ! Molto, molto », c’est tout ce que je pu dire.

La chapelle de la prison fut en quelque sorte notre sas de sortie. Nous nous tenions sous les chrysalides suspendues de Sonia Gomes, stalactites de textiles brodées, de fils, de paillettes, étranges et tristement joyeuses. Je ne comprenais pas bien. J’écoutais juste Angelica et savait que c’était la fin que nous étions dans un parloir des adieux et qu’il faudrait sortir. Bizarrement je n’en avais pas envie. J’aurais voulu pouvoir rester avec elles, Patrizia et Angelica, leur parler, partager un café, un repas, ne pas partir comme ça. Car c’est bien une rencontre qui avait eu lieu. Une rencontre humaine rendue possible par le biais de l’art. Con i miei occhi, avec mes yeux, tel était le titre de l’exposition et, oui, j’avais vu avec mes yeux, seulement avec mes yeux, délestée de tout ce qui peut m’identifier, à égalité avec les prisonnières, j’avais vu. Et mon regard avait changé. Pour l’heure, il nous fallait partir et personne, je pense, ne savait comment faire. Dire au revoir et remercier Patrizia et Angelica sous l’œil impassible des gardiennes. Eh bien applaudir, tout simplement, c’est ce qu’il fallait faire et c’est ce que je fis entrainant les autres et aussi malgré les gardiennes qui les encadraient, saisir les mains de Patrizia et d’Angelica, et leur dire les yeux dans les yeux grazie mille ! Grazie mille !

Depuis ce jour de juin, il n’est pas une semaine sans que je ne pense à elles.

Patrizia et Angelica …

La beauté du monde

C’était en février dernier. J’étais seule, toute seule dans notre maison de campagne. Je m’étais donné cinq jours pour la remettre un peu en état, nettoyer les moisissures, supprimer à la force du poignet et du carré Spontex imbibé de lessive Saint Marc les traces de la terrible inondation de novembre. Je voulais que tout redevienne comme avant, avant l’inondation, quand tout semblait immuable, à jamais rassurant et familier car il en est ainsi des maisons de campagne, ces lieux de repli où nous attends toujours un feu de bois et une tarte aux pommes, là où l’on sait retrouver à l’endroit exact où nous l’avons laissé en partant, notre gros pull, celui que l’on enfile pour fermer les volets les soirs d’hiver, ou ce livre resté ouvert à la page où notre lecture s’est arrêtée. Là, la maison m’était devenue étrangère. Seule la partie basse servant de stockage et de buanderie avait été inondée par quinze centimètres d’eau et de boue épaisse mais fermée pendant trois mois et sans chauffage – l’eau ayant noyé la chaudière -, l’humidité avait fait son œuvre. Les moisissures étaient partout, jusque dans le buffet Régence de mes grands-parents où elles s’étalaient en rosaces grises sur les assiettes, et aussi sur les plafonds et sur les murs. L’inondation ne nous avait pas épargnés.

En arrivant, j’en avais pleuré.

J’avais enfilé mes bottes de caoutchouc avant même de descendre de voiture et, me tenant aux murs pour ne pas glisser sur l’épaisse couche de boue qui recouvrait tout autour de la maison, j’étais d’abord allée voir le jardin. Dévasté. L’œuvre de ma mère, sa création de plus de trente, notre havre de paix, mon refuge, notre paradis était foutu, disparu, enseveli. Comme une punition, un sale coup du destin. Un truc comme « eh vous là qui êtes si heureux l’été venu lorsque vous déjeunez sous votre érable, vous qui avez un si beau jardin, eh bien, on vous l’a bousillé, et c’est bien fait ! ». J’en ai pleuré.

Cinq jours de ménage. Levée à sept heures, au travail à huit, ne m’arrêtant que pour déjeuner sur le pouce et accueillir les ouvriers, qui pour l’installation de la nouvelle chaudière, qui pour la cuve de fuel. Les premiers jours, sans chauffage, je me réfugiais dans la cuisine dès le soir venu, portes fermées à double tour et volets clos car il fait effrayamment noir, très noir, les soirs de pluie l’hiver à la campagne et je n’étais pas rassurée, toute seule dans le silence inhabituel de la maison qui n’était pas encore redevenue notre maison. Il fallait me voir comme une malheureuse que j’étais, emmitouflée dans trois pulls et de grosses chaussettes de laine aux pieds, collée à un radiateur électrique attendant que ma pitance finisse de se réchauffer dans le four que je laissais ensuite ouvert pour profiter de sa chaleur. Dehors il faisait deux degrés et guerre plus dans la maison. Quitter la cuisine c’était s’aventurer dans une autre réalité où tout me semblait arrêté, suspendu. Alors, pour ne pas trop penser, je prenais mon portable et compulsais frénétiquement toutes sortes de tutos consacrés à l’art du nettoyage : comment se débarrasser des moisissures, remèdes de grand-mère, astuces écologiques, tout y passait. Je dînais sur un coin de table, me réjouissant quand même du petit salé aux lentilles et du verre de vin rouge qui l’accompagnait – je finissais les bouteilles entamées à l’automne et qui étaient restées en plan dans le cellier – puis continuais de pianoter sur mon portable tout en grignotant la totalité d’une tablette de chocolat. Il me fallait bien ça. Le silence de la maison était déprimant car anormal, comme si elle s’était arrêtée de vivre. En l’espace de quelques mois, les jours de bonheur, les jours d’avant semblait perdus à tout jamais et tellement, tellement loin. Je branchais un radiateur supplémentaire, soufflant et donc bruyant ; c’est ce que je voulais, rompre ce silence. La musique je n’en voulais pas, je voulais du bruit, du bruit rassurant.

Je relativisais. Quand même. Je n’étais pas en zone de guerre et nous n’avions pas tout perdu. Donc tout allait bien. N’empêche, je déprimais sec.

Un soir, toujours dans ma cuisine, alors que je faisais machinalement défiler sur mon portable des vidéos sur Instagram je tombais dessus. Un dauphin. Un grand dauphin, dos argenté et ventre blanc, fendait l’eau comme une torpille, escortant un bateau dont on ne devinait que l’étrave. Il tournait sur lui-même comme une toupie, dépassant le bateau puis le laissant le rattraper. Il jouait. Ne dit-on pas que les dauphins, ces animaux sociaux et si intelligents, aiment justement à jouer ? Là, nul doute. Il accompagnait le bateau, faisait la course, prenait du plaisir, son ventre vers le ciel dans une nage sur le dos qui le propulsait comme une flèche sans que cela ne semble lui demander le moindre effort. Il amplifiait parfois et plus lentement son tournoiement, nageant ensuite droit devant puis bondissait en arc de cercle. De la joie, une danse de joie, c’était cela. Et aussi la preuve de sa confiance, là sous nos yeux, sa confiance en nous, les hommes. Ce soir là, dans ma cuisine, sur la petite fenêtre de mon téléphone, je contemplais, la gorge nouée, la beauté du monde, la simple beauté du monde.

Je visionnais dix ou vingt fois cette vidéo, des larmes dans les yeux.

Très loin, en méditerranée, ce dauphin devait nager, encore et encore, toujours, insouciant et loin de l’horreur du monde. Ce qu’il ne saura jamais c’est que ce soir là il m’a sauvée.

Puisse-t-il avoir la plus belle vie de dauphin qui soit.

Sans Valentin à Berlin

Nous étions arrivés deux jours plus tôt, pour le travail.

J’avais voyagé seule, précédant mon ami Donato, et au sortir de l’aéroport avait été surprise par un froid vif qui coupait le souffle. Nous étions en février et dans l’air flottait comme une promesse de neige et de nuits d’étoiles glacées. Je n’étais jamais venue à Berlin et pourtant il me semblait arriver en terrain connu. Mes parents y étaient venus du temps de la guerre froide, passant de l’Ouest à l’Est escortés de militaires bottés et de chiens policiers ; les rares photographies prises alors, je les avais vues et revues, et leur aventure faisait partie de l’histoire familiale. J’avais également en tête un télescopage brouillon d’images de films, celles des Ailes du désir – l’un des plus beaux films qui soit -, d’airs de l’Opéra de quat’sous, des figures du Bauhaus, des photographies d’Auguste Sander et des photographies tout court, de Berlin sous les bombes, de Berlin Est et de Berlin Ouest, de la guerre et de l’après-guerre. … Connaissance limitée, forcément, quoi que. Je devais constater ensuite que oui, Berlin était tout cela, encore ; à moins que mon regard, voyageant avec Wim Wenders et Kurt Weil, ne fût quelque peu biaisé ? Sans doute, mais ne voyage-t-on pas avec ce qui nous a nourri ?

Pour l’heure, j’étais bien au chaud dans un taxi dont le chauffeur, alors que posais mes fesses sur la banquette arrière, m’avait demandé tout de go et avec un large sourire : « you are here for the film festival ? ». Non, non j’y étais pour la biennale d’art contemporain et plusieurs rendez-vous de travail. Une ombre de déception passa sur son visage, lui qui devait rêver de converser ne serait-ce qu’avec une simple scripte ou l’une des figurantes d’un film concourant pour l’Ours d’or. Le cinéma c’était quand même plus glamour. Nous en restâmes donc à des considérations météorologiques ; la température devait encore baisser me dit-il et demain nous allions frôler les dix degrés sous zéro. Nous traversâmes les faubourgs de la ville, de larges avenues bordées de magasins éclairés au néon – friseur, vendeurs de saucisses, épiceries turques -, de cafés alternatifs et de salons de tatouages. Tout était légèrement décrépi, un peu crasseux et à mille lieues de l’idée que je me faisais de Berlin. Nous roulâmes encore un long moment et je perdais non pas la notion du temps mais la notion géographique ; je ne pouvais pas me situer sur une carte, ce que je supporte assez mal tant j’aime à connaitre la configuration d’une ville au point d’étudier un plan jusqu’à le connaitre presque par cœur. Nous empruntions maintenant des boulevards où se succédaient immeubles et maisons peintes dans ces couleurs que l’on ne trouve qu’en Allemagne : purée de pois cassés, véronaise laiteux, ocre jaune ou bleu grisé. Enfin, nous atteignîmes le quartier de Moabit et les bords de la Spree où se trouvait, à deux pas de Tiergarten, l’hôtel assez luxueux – nous pouvions petit-déjeuner au champagne, ce que j’ai toujours trouvé être une hérésie – qui m’avait été réservé : une ancienne laiterie du 19ème siècle réhabilitée par un architecte dont le verre et le métal étaient sans nul doute les matériaux de prédilection. Vu de l’extérieur, la froideur de l’ensemble ne laissait cependant en rien présager du confort chaleureux de ma chambre et du bar, où je devais le soir même retrouver un Donato frigorifié, dossiers sous le bras et un air de chien battu. Sa vie sentimentale devait être à nouveau très compliquée …

*

Les jours qui suivirent notre arrivée furent, comme nous l’avions prévu, consacrés à la découverte de la biennale (assez décevante) et à nos rendez-vous de boulot. Nous profitions des interstices dans notre planning pour nous promener le long des vestiges du mur, faire le tour du Reichstag, prendre la pose devant la porte de Brandebourg ou nous octroyer un chocolat chaud et une part de gâteau dans un café d’Unter Den Linden. Le chauffeur de taxi n’avait pas menti, le froid était sibérien. Le soir nous rentrions à l’hôtel frigorifiés et crevés et filions au bar sous prétexte de travailler encore un peu. Je prenais un thé, Donato un déca – car sinon, tout italien qu’il était, il ne dormirait pas me disait-il -, et sans sucre, pour garder la ligne.

*

Le dernier soir, c’est en rejoignant notre bar que nous nous en sommes souvenus : c’était la Saint-Valentin ! Nous étions le quatorze février et nous n’y avions absolument pas prêté attention, absorbés que nous étions par le travail et la découverte de la ville. Des compositions florales de roses rouges en forme de cœurs avaient été posées sur chaque table et le serveur, avant même de prendre notre commande, nous avait proposé le cocktail du jour, le Love in Berlin – champagne, jus de grenade, rose et litchi. Un couple à la table voisine s’était laissé tenter, les yeux dans les yeux, les mains enlacées et leurs visages de plus en plus proches, très proches, jusqu’au baiser par-dessus leurs coupes suivi de petits rires étouffés. C’était la Saint-Valentin, nous ne pouvions plus l’ignorer. Nous commandâmes thé et déca en ouvrant nos ordinateurs. Le serveur, comme le chauffeur de taxi deux jours plus tôt, sembla quelque peu déçu, s’efforçât de ne rien montrer mais déposât quand même à côté de mon Earl Grey, trois petits chocolats en forme de cœur … Nous ne pouvions pas y échapper. Nous qui étions quelque peu désabusés et cyniques – nous venions de parier sur la durée de l’amour du couple au cocktail-, le Love in Berlin nous poursuivait. Il ne nous restait qu’à bosser …

Puis ce fût l’heure de dîner mais où ? Nous avions écarté le restaurant de l’hôtel affichant un menu spécial Saint-Valentin et décidé, très courageusement, d’affronter le froid polaire et de rejoindre la Alt Moabit strasse. Il devait bien y avoir dans le quartier un endroit où diner tranquillement loin du rose et des cœurs. Sauf qu’autour de l’hôtel, hormis des immeubles de bureaux et un centre d’affaires, il n’y avait rien, seulement ce petit restaurant italien, coincé entre deux immeubles gris, presque invisible et peu engageant. Est-ce le froid ou la fatigue ? Nous aurions pu marcher encore un peu ou prendre un taxi pour nous rendre dans quelque quartier branché, mais non, nous avons choisi ce restaurant. Nous étions bien passés devant les jours précédents mais sans y prêter attention. J’avais même dû penser qu’il serait ridicule de manger italien à Berlin, tout comme il est ridicule de déguster des sushis à Venise – sauf à y vivre et à avoir soif d’exotisme. Ce soir, c’était différent, de restaurant insignifiant, il s’était mué en refuge lumineux et scintillant, comme dans ces contes où dans la nuit d’une forêt profonde, des enfants voient surgir, au détour d’un chemin, le kiosque brillant de lumière et de couleurs joyeuses, d’un marchand de glaces ou de barbe à papa. L’enseigne toute en néons de ce restaurant – Da Emilio, je crois me souvenir – éclairait le trottoir et la chaussée comme l’auraient fait de gros lampions. L’endroit semblait agréable. Il n’y avait pas à hésiter.

Nous nous en aperçûmes aussitôt entrés : il n’y avait personne, pas un client. Toutes les tables étaient vides. Un serveur – italien, à n’en pas douter – se précipita vers nous, craignant peut-être de nous voir ressortir, et nous guida vers l’une des tables. Donato et moi échangeâmes un sourire. La soirée s’annonçait finalement étrangement drôle. Et puis, le lieu était chaleureux, et plutôt élégant. Tout cela était finalement parfait. Le serveur revint prendre notre commande et la langue italienne s’imposa, naturellement. Donato et lui discutèrent un moment du choix du vin, tous deux visiblement heureux de parler leur langue. Moi aussi cela me plaisait de les entendre. Nous avions quitté Berlin et les cœurs et les roses, nous étions en Italie et loin de la Saint-Valentin. Le choix se porta sur une bouteille d’un très bon Barolo. Nous buvions peu habituellement mais là, il fallait bien trinquer à nos solitudes respectives. Donato se remettait difficilement de la rupture avec sa belle suédoise qui, soit dit en passant, lui en avait fait baver des ronds de chapeaux et j’avais quant à moi encore le goût amer laissé par une histoire assez foireuse. Nous étions tous les deux seuls et bien d’accord sur un point : les histoires d’amour finissent mal en général …

Donato leva son verre, je levais le mien : « à une non Saint-Valentin ! », « oui, à une non Saint-Valentin ! ». Nous éclatâmes de rire. C’était bien finalement de ne pas être amoureux …

*

Cette non Saint-Valentin à Berlin, c’était il y a bien longtemps et pourtant, chaque année, le quatorze février, j’y repense. Et Donato aussi.

La seule Saint-Valentin à laquelle je repense d’ailleurs.

Le froid, Berlin, les ours du pont sur la Spree, le ciel blanc d’avant la neige, l’amitié de Donato, le goût du Barolo, cette vacance de nos cœurs qui nous rendaient lucides, incisifs, sans plus d’illusions et en même temps plein d’espoirs. C’était bien.

Vue de Delft

Je suis allée à Amsterdam pour voir les Vermeer. Juste les Vermeer – ceux de « l’exposition du siècle », comme on l’appelle, qui se tient jusqu’en juin au Rijksmuseum.

D’Amsterdam, où j’arrivais la veille, je garde le souvenir d’une ville crasseuse, de canaux sinistres, de vélos lancés à fond de train et de tramways bondés. J’eus beau me forcer à trouver quelque attrait aux maisons noires et blanches et aux ponts jetés sur le Prinsengracht, ça ne fonctionnait pas. Le ciel était maussade et mon humeur aussi. Rien dans cette ville ne me plaisait. J’en voulais même à ceux qui m’avaient conseillé une balade dans le centre historique que j’allais – disaient-ils – adorer. Eh bien non. Les villes vous les adoptez d’emblée, ou pas. Je m’y sentais étrangère et ne comprenais pas l’engouement des touristes pour cette ville somme toute assez surfaite. Et puis, aucune trace de Vermeer, de sa lumière. Juste une ville triste. J’errais donc de canaux en canaux, prenant malgré tout quelques photos (que j’allais ensuite m’empresser d’effacer) comme pour me persuader de porter un regard plus indulgent sur la ville. Le soir tombant, je rentrais vite à l’hôtel que j’avais eu la bonne idée de réserver au bord de la mer un peu plus au Nord, soulagée d’en finir avec cette journée. Rarement une ville – dont je n’avais finalement qu’un souvenir vague, y étant rarement venue ou ne faisant qu’y passer – ne m’a autant déplu. Je me couchais tôt, tentant d’oublier la désagréable impression, le goût amer que me laissait cette journée et me recentrais sur l’essentiel, Vermeer, car après tout je n’étais là que pour lui. Je m’endormis comme un loir en me disant que demain, oui demain, bientôt demain …

***

L’émotion que nous procure un tableau nous surprend toujours. Je me tenais devant la Vue de Delft et j’avais les larmes aux yeux. Je la connaissais pourtant cette peinture, je l’avais vue au Maurithuis à la Haye il y avait des années de cela. Je l’avais vue, revue et j’aurais pu la décrire les yeux fermés mais là il me  semblait la découvrir pour la première fois ou plutôt je la retrouvais comme on retrouve un proche après des années d’absence. Différente et en même temps familière. Je retrouvais la lumière, cette lumière dont Vermeer est le maitre absolu, les nuages rapides poussés par le vent, les tâches de soleil, la brique des murs et les toits rouges, cet instant arrêté, étiré, d’un petit matin calme à Delft. Pourquoi certaines peintures nous émeuvent autant et aujourd’hui plus qu’hier ? Le temps, le passage du temps sans doute, la vie tout simplement qui nous change et change notre regard aussi. Avais-je il y a vingt ans perçu à quel point cette plongée dans la Vue de Delft, était aussi une plongée dans tout ce qui m’est familier, dans tout ce qui me constitue depuis l’enfance ?

Je me tenais là, devant la Vue de Delft et je me mordais les joues pour ne pas éclater en sanglots. De quoi aurais-je eu l’air ? Qui aurait compris ? J’étais dans la peinture, tout simplement, happée par le paysage. Je savais la fraicheur de l’air, le silence, la lumière changeante, rapide, l’eau étale. Et ce ciel ! Cette lumière venue à travers le temps, venue du fond du temps, qui nous rend présents d’un coup au temps de Vermeer en abolissant les siècles qui nous en séparent. Cette lumière que je connais car rien ne change de la lumière du Nord, dans le ciel et sur les toits. Nos ciels d’aujourd’hui sont dans la peinture d’hier et la peinture d’hier est dans nos ciels d’aujourd’hui. Nous vivons dans une peinture flamande et hollandaise, il suffit de lever les yeux vers les nuages ou de parcourir la campagne plate striée de canaux. Comme à Venise, le passé et le présent ici ne font qu’un.

Alors, oui, cette peinture me donnait envie de pleurer, me submergeait d’une drôle de tristesse. Cette peinture c’était comme retrouver quelqu’un revenu du fond du temps.

Et puis, je m’apercevais que la revoir en vrai, c’était quelque chose. C’est cela aussi qui m’avait frappée alors que je pénétrais dans la première salle de l’exposition et l’avais vue, d’abord à demi-cachée par un groupe de visiteurs puis là, toute entière devant moi, beaucoup plus grande que dans mon souvenir. J’avais filé tout droit vers elle, comme si la peinture pouvait s’échapper, impatiente et la gorge serrée – car le souvenir de sa découverte, il y a très longtemps par une belle journée de printemps à la Haye, m’accompagnait, nous étions alors tous jeunes et vaillants et Vermeer inépuisable car le temps nous ne le comptions pas, n’avions pas conscience qu’il file comme l’éclair et ne reviendra pas. C’est cela aussi qui serrait mon cœur. Le temps toujours, comme dans cette peinture où il est suspendu. Passé, présent, celui du temps de Vermeer, celui d’aujourd’hui, le mien d’hier et d’aujourd’hui. La peinture était là bien réelle, d’une présence qui effaçait tout autour d’elle. Là, en vrai, le paysage est vivant, il vibre, notre regard va loin au-delà du premier plan, comme il le ferait si nous nous étions nous aussi sur cette berge sablonneuse à contempler la ville au petit matin. Regarder longuement ce tableau, c’est être dans le paysage, en faire partie, étirer le temps, le suspendre comme il est lui-même suspendu dans le tableau, c’est nous tenir aux côtés de Vermeer, lui qui peignait si lentement, dans une proximité à travers les siècles. Regarder. Prendre le temps. Poser somme toute un regard de peintre – celui-là même de Vermeer sur le paysage qu’il peignait – sur le tableau. Car c’est du temps finalement dont il est aussi question dans ce tableau où plutôt d’un présent infini, dense et poétique et qui résonne encore aujourd’hui si l’on prend le temps de prendre le temps de le regarder vraiment.

***

Il m’est parfois difficile de quitter une peinture. Alors j’y reviens, une fois, deux fois, remonte à contre courant le parcours de l’exposition, fendant le flot des visiteurs pour la voir encore, juste encore un peu puis me décide enfin à partir mais non sans lui avoir jeté un long dernier regard. C’est ce que je fis, là à Amsterdam, plusieurs allers-retours, petit rituel secret, pour m’extraire de la Vue de Delft, en sortir, revenir à la surface, m’en séparer. Mais je sais que je la garde en moi. J’y repense, je peux la convoquer à loisir, elle est là dans mon musée mental.

Et puis, je sais aussi pouvoir la retrouver quand je veux. Il me suffira de faire un saut à La Haye. La peinture sera là, dans son musée, chez elle, immuable.

L’exposition Veermer se tient au Rijksmuseum à Amsterdam jusqu’au 4 juin prochain mais malheureusement tous les billets ont été vendus (les 450 000 billets disponibles ayant tous été achetés deux jours seulement après l’ouverture de l’exposition !). J’ai donc eu une chance inouïe car j’avais acheté mon billet en ligne dès janvier. J’ai ainsi pu découvrir 28 des 37 tableaux de Vermeer rassemblées dans « l’exposition du siècle » !

Pour ceux qui voudraient redécouvrir toute l’œuvre de Vermeer, je vous conseille le superbe ouvrage de Karl Schütz « Vermeer l’œuvre complet ». A lire également l’incontournable « L’ambition de Vermeer » de Daniel Arasse. Sans oublier le catalogue de l’exposition (3 éditions disponibles : néerlandais, anglais ou français).

Et pour aller voir « en vrai » La vue de Delft, c’est au Mauritshuis à la Haye (où elle sera de retour en juin après l’exposition d’Amsterdam).

Un cadeau du Nouvel An

J’ai toujours associé le jour de l’An au froid, aux bleus et aux gris, au calme d’un matin de givre glacial, à la magie du ciel qui, en douce, alors que tout le monde fête à tue-tête les douze coups de minuit, nous fait basculer dans une nouvelle plage de temps, immaculé comme la neige qui se devrait alors de tout recouvrir. La neige comme une transition entre le monde de la veille et celui tout neuf d’aujourd’hui. La neige qui change tout – même si rien ne change –, nous force à lever les yeux, le nez contre la vitre, hypnotisé par la chute lente de gros flocons aussi légers que des plumes.

La neige du jour de l’An, malheureusement, se fait de plus en plus rare. Ma mère aime à raconter comment son oncle Adolphe venait chez mes grands-parents le jour de l’An, ce jour des étrennes, des vœux et pour ma mère et lui, le jour des batailles de boules de neige dans le jardin. Heureux temps d’avant, si loin des vœux par texto et des cadeaux à peine reçus et déjà revendus. Et puis, qui étrenne encore ses grands-parents, ses oncles ou ses lointains cousins ? Plus grand monde à vrai dire. Et si vœux il y a, ils sont bien souvent quelque peu convenus, forcés, souhaités par convenance. Le Nouvel An est mort. Nulle aigreur de ma part, juste un constat triste mais qui ne m’affecte pas. Moi, je continue à fêter ce jour à ma manière, en sourdine, attentive au ciel et aux constellations que j’aime à contempler. Cassiopée, la Grande Ourse et surtout Orion, ma préférée, dont les étoiles brillent je trouve cette nuit là d’une lueur particulière.

Il ne manque que la neige, la danse des flocons et leur musique silencieuse, ce « cadeau qui descend du ciel », le plus beau des cadeaux du Nouvel An lorsque l’on sait que la structure des flocons de neige nous révèle la structure même de l’univers … de l’infiniment grand à l’infiniment petit, et inversement, le mystère du monde en un spectacle merveilleux. Que demander de plus ?

***

En guise de cadeau du Nouvel An, je souhaitais vous offrir l’écoute d’une ancienne émission « Sur les épaules de Darwin » de Jean Claude Ameisen sur France Inter. Une émission intitulée « Un cadeau de Nouvel An » dans laquelle, de manière à la fois scientifique et poétique, nous apprenons comment Johannes Kepler, mathématicien impérial de la cour, à Prague, auprès de Rudolf II, offrit à son maître et mécène « un cadeau de Nouvel An des plus désirables pour l’amoureux du Rien – un cadeau digne d’un mathématicien, puisqu’il descend du ciel et ressemble à une étoile. ».

Un cadeau qui, « tout en étant proche de Rien, pourrait pourtant être aussi l’occasion d’une réflexion subtile ».

Cette émission, dont j’ai précieusement conservé le podcast, m’avait émerveillée. J’espère – ou plutôt j’en suis sûre – qu’il en sera de même pour vous.

Alors, bonne écoute et surtout, bonne année à tous !

Et attendons la neige …

Pour écouter « Un cadeau de Nouvel An », c’est ICI

Johannes Kepler (1571-1630)

Un endroit qui me plaît

Je me suis souvent demandé pourquoi, tout comme les saumons qui remontent la rivière vers l’endroit où ils sont nés, certains reviennent toujours sur les lieux de leur enfance. Peut-être parce qu’ils retrouvent là tout ce qu’ils aiment, tout ce qui les a construits ? Vraisemblablement. Pour ma part, j’ai toujours pensé que les lieux nous façonnent et laissent en nous des traces tenaces. Et lorsque notre enfance fut heureuse – comme la mienne le fût -, les retrouver, c’est retrouver le bonheur, des paysages, des parfums, des sensations, des sons, connus, reconnus, à tout jamais familiers, qui nous rassurent et nous apaisent. Retrouver ces lieux, c’est arrêter le temps. Le passé se confond alors au présent. Nous revenons « à la maison », nous nous retrouvons.

Moi, c’est dans les Vosges où je me retrouve. Et depuis quelques années, c’est là et seulement là où je veux être, où je veux retourner encore et encore. Dans les Vosges. Dans la forêt. Dans la forêt des Vosges. Je ne rêve plus d’Inde ou d’Australie, mes priorités ont bougé, sans même que je m’en rende compte d’ailleurs. Peut-être est-ce parce que je vieillis et que mon temps est compté ? Mais aussi parce que je me connais mieux et sais maintenant ce qui me fait vraiment du bien. C’est au moins l’un des avantages de l’âge. Ne plus perdre de temps et se contrefiche de ce que pensent les autres.

D’ailleurs à ceux qui me disent « oh, tu retournes encore dans les Vosges ? Tu devrais essayer les Canaries ! Nous on y était début octobre, on était au Baobab Resort, un hôtel de rêve et on a eu du soleil tous les jours, mais alors TOUS les jours !», je ne leur réponds rien et me contente de les faire raconter leurs vacances, souriant intérieurement devant leur ignorance en matière de géographie (lorsqu’ils me disent avoir confondu les Canaries et les Baléares et s’être donc étonnés de se retrouver sur une île de l’atlantique) et de leur curiosité limitée à la découverte du luxe ostentatoire – et donc forcément quelque peu vulgaire – de leur hôtel. Mais chacun son rêve après tout et loin de moi l’idée de les en blâmer ou de me moquer.

***

J’y étais fin septembre, dans ma forêt. Le temps était pluvieux et la température au lever du jour ne dépassait pas six degrés, des voiles de brume faisaient disparaitre la cime des sapins et la vallée en contrebas de notre cabane. D’aucuns auraient soupiré en se disant que le temps était pourri et seraient donc restés au chaud pour bouquiner en se promettant de passer leurs prochaines vacances en Egypte ou aux Antilles. Moi, je m’en réjouissais presque de ce temps d’automne. Car la pluie, comme la chaleur, sont des expériences sensorielles qui, en forêt surtout, nous font percevoir différemment tout ce qui nous entoure.

Nous partions en milieu de matinée, lorsque la température avait grimpé d’un ou deux degrés et après un petit-déjeuner de kougelhof, confiture de brimbelles et thé brûlant. Nous mangions en étudiant nos cartes d’Etat-major, discutant du circuit du jour qui devait parfois tenir compte de la pluie et donc d’un retour au chalet-cabane pour un casse-croûte au chaud et au sec. Cela dit, il est nous arrivé plus d’une fois de déjeuner sous une pluie fine, que ce soit sur les Hautes Chaumes, et donc à découvert, ou sous les branches de sapins faisant tant bien que mal office de parapluie géant, et ce fut à chaque fois agréable. Le contraste entre la pluie, le ciel gris à l’infini et le moelleux réconfortant de nos rillettes d’oie et du thé accompagné d’un chocolat noir était tout bonnement délicieux.

Prendre la route de la forêt, c’est pour moi, obéir à un rituel que je peaufine d’année en année. Je ne suis pas sportive comme mes longues et belles cousines, alpinistes et coureuses de fond émérites, encore moins une aventurière, juste une marcheuse modeste qui avale sans problème ses vingt kilomètres et ses bons dénivelés. De la balade donc plutôt que de la randonnée sportive. Néanmoins, je m’y prépare chaque matin comme s’il s’agissait d’une expédition : vérification du contenu du sac à dos (boussole, lampe de poche, cape de pluie, couteau – on ne sait jamais -, Olympus), préparation de notre casse-croûte, choix de ma tenue, et étude approfondie de notre circuit sur ma carte IGN (balisage, courbes de niveaux, type de végétation, orientation et points de vues). Préparer c’est déjà y être et en même temps être forcément surpris, car c’est faire l’expérience du décalage entre une représentation cartographique et la réalité du terrain.

A contrario, j’aime à relire mes cartes comme on aime à relire un roman qui nous a plu. Je sais alors que l’étroit chemin entre le lac de la Maix et la  Fontaine Colas, balisé d’un disque jaune par le Club Vosgien, est l’un des plus beaux qui soit, tapissé d’aiguilles de pins, serpentant entre rochers, épicéas, buissons de myrtilles et fougères, là où nous nous sommes arrêtés net au passage d’un écureuil roux, vif comme l’éclair. Cela ma carte ne le dit pas, mais moi je le sais. L’expérience du terrain …

Mon expérience du terrain ou plutôt, mon expérience de la forêt. Par tous les temps et aussi en ce début d’automne pluvieux.

La voiture garée, le moteur arrêté, le silence est la première chose que nous percevons, peut-être entendons-nous un pic-vert martelant l’écorce d’un arbre, peut-être le vent ou le chant d’un oiseau invisible mais tout cela fait partie du silence de la forêt, puis la fraicheur humide qui nous fait frissonner. En quelques secondes, tous nos sens nous renseignent sur ces bois que nous avons choisi de parcourir.

Entrer dans la forêt est toujours impressionnant. Fraicheur et silence de cathédrale, monde à part. Nous y pénétrons, attentifs à tout ce qui nous entoure, à la fois si familier et pourtant tellement extraordinaire. La marche permet cette attention au monde. Notre esprit semble plus vif, nos sens comme réveillés, plus prompts à enregistrer d’infimes détails et à percevoir de manière aigüe tout ce qui nous entoure : senteur d’humus, de champignons, langues de brume, moelleux des tapis d’aiguilles de pin, flammes des fougères oranges et jaunes, scarabées noirs et brillants comme des bijoux, vert acide des coussins de mousse que l’on ne peut s’empêcher de caresser, ruisseaux glacés, cailloux marbrés et de grès rose, rochers mystérieux, amanites de contes de fées et cèpes de Bordeaux.

En ce début d’automne, je notais l’absence de vent. Pas un souffle. La forêt était immobile et le silence ouaté ; la brume semblant absorber tous les sons. Une pluie fine tombait sans bruit, comme pour ne pas troubler la quiétude de la forêt et nous marchions en silence dans cette atmosphère feutrée, étrange, sur des sentiers qui semblaient n’avoir été empruntés que par les fées … Etions-nous les bienvenus ? Pas sûr. Nous nous sommes perdus, nous avons eu peur aussi parfois. La forêt est un refuge, oui, mais un monde en soi, mystérieux, sombre, territoire des bêtes et des esprits des bois, de l’inconnu et gardant l’empreinte de temps immémoriaux. Nous ne sommes pas, nous, des habitants de la forêt.

Nous avancions sans presque nous parler tant l’atmosphère incitait à la retenue et nous invitait au silence. De toute façon, nous nous comprenions sans forcément avoir à prononcer un mot, un regard, un sourire étaient suffisants. Comme ce jour où François qui me précédait, s’arrêta net et fit signe de m’immobiliser. Nous marchions depuis plus de quatre heures sans avoir rencontré âme qui vive et là, à une vingtaine de mètres devant nous, traversant le chemin, un cerf nous regardait. Surpris par notre présence, comme nous l’étions par son apparition, il nous regardait, nous le regardions. Il était de profil, la tête tourné vers nous, prêt à franchir d’un bond le chemin forestier pour s’engouffrer au plus profond de la forêt. Il nous regardait et il était majestueux, ses bois, sa ramure-couronne, impressionnants, ce qui me fit penser qu’il devait s’agir d’un vieux mâle, un de ces rois de la forêt auquel daguets et biches énamourées n’opposent aucune résistance. Tout dans cet animal incitait au respect. Sa beauté, sa puissance, et ce regard ! Il faut avoir croisé le regard d’animaux sauvages pour comprendre. Car, en un regard échangé, leurs yeux dans nos yeux, nos yeux dans leurs yeux où se mêlent à la fois surprise et curiosité, nous avons accès au mystère de la vie sauvage, à ce mystère des bêtes de la forêt, celui des temps anciens, de ce qui reste peut-être de sauvage en nous, de nos origines en quelque sorte. Courir, chasser, dominer, faire corps avec la forêt familière et protectrice, jauger en un millième de seconde l’autre, cet ennemi potentiel et s’en aller lorsqu’il ne présente que peu d’intérêt … Notre cerf d’un bond ample quitta le chemin pour le couvert des arbres. Nous ne présentions que peu d’intérêt et de la forêt il en était le roi et il le savait …

Moi ce que je sais, c’est que dans la forêt il y a l’immensité du monde.

Mais qui peut le comprendre ? Ce cerf, oui, et tous les amoureux de la forêt …

***

Le jour de cette rencontre, nous sommes revenus à la cabane trempés comme des soupes mais légers comme des elfes. Il faisait nuit noire et nous avons vite allumé un feu dans le Godin qui eut tôt fait de ronronner comme un gros chat. Nous avons mis nos chaussures de marche à sécher et glissant en chaussettes sur le plancher avons préparé thé brûlant et bouteille de rhum. Il fallait bien nous réchauffer ! Dans la bibliothèque nous trouvâmes un ouvrage qui nous disait tout sur la vie des animaux des bois et sur les cerfs en particulier. Heureux hasard (qui n’en est jamais un). Nous allions tout apprendre de ces bêtes, de leur comportement à leur régime alimentaire. Toutefois, et nous le savions sans même le formuler, l’essentiel n’était pas là. Car il est des rencontres qui nous en apprennent beaucoup plus et des animaux, et de nous même… Et nous avions appris, un peu.

Gourmet à manger du foin …

Monsieur Ansel qui nous aide au jardin ne s’étonne plus de mes expériences culinaires pour lesquelles je sollicite son aide : cueillette de reine des près dans le jardin abandonné de notre voisin (pour aromatiser du vin) ou de fleurs de sureau dans les branches les plus hautes de l’arbre car là elles sont plus belles (pour aromatiser un cake). Et quand je lui propose de goûter feuilles de consoude, de tilleul, de sedum, ou bourgeons de sapin, primevères et autres fleurs comestibles, il me répond invariablement avec un sourire et une moue légèrement dégoûtée, que non merci, sans façons, il n’aime pas les herbes et les salades !

Au fil des ans, même s’il s’est habitué à notre consommation de plantes qu’il doit juger étrange et bien qu’il arrose consciencieusement nos plants de roquette, d’hysope ou de capucine, il n’en goûtera jamais ne serait-ce qu’une feuille ou un pétale. Malgré tout – et cela est devenu un jeu entre nous -, je continue à lui indiquer tout ce qui se mange dans le jardin en lui proposant d’y goûter, ce à quoi il continue à répondre « Oh non ! Vous savez bien que j’aime pas les herbes ! Et ma fille c’est pareil et mon fils aussi, on n’aime pas les herbes, les salades et tout ça, on est comme ça … » et nous rions tous les deux de bon cœur.

Néanmoins, cet été, lorsque je lui ai demandé « Dites monsieur Ansel, vous pourriez m’apporter quelques belles poignées de votre foin pour faire des crèmes dessert ? », il a ouvert des yeux ronds ; ronds mais intéressés. Il faut dire que le foin, c’est son domaine, lui qui dès le printemps vit au rythme des prévisions météorologiques dont dépend la fauche de ses prairies. Car couper du foin n’est pas chose aisée. Il ne faut pas de pluie avant, pendant et après la coupe, un temps sec, pas de grosse chaleur, un peu de vent et également que son voisin puisse lui prêter une machine à faire des ballots ; des ballots de petit format fort prisés des propriétaires de chevaux, ses principaux clients. « Ben, oui, bien sûr ! Combien vous en voulez ? Un seau, un ballot ? ». Je lui répondis qu’une simple belle poignée me suffirait qui devait infuser dans de la crème. Devant son air incrédule, je lui détaillais ma recette et lui promis de lui faire goûter le résultat. Ce à quoi, cette fois, il ne dit pas non …  Il m’en livra dès l’après-midi un grand sac qui embaumait et j’y plongeais presque tout mon visage afin de respirer de grandes bouffées de ce parfum délicieux. Je me dis que je comprenais tout à fait pourquoi « couchés dans le foin avec le soleil pour témoin » devait être une expérience sensorielle incomparable, un vrai luxe en fait. Je me mis au travail et réalisais en deux coups de cuillères à pot mes petites crèmes au foin. Nous les dégustâmes le lendemain, bien froides, en essayant d’analyser leur saveur comme on le fait pour un vin. Parfum herbacé, fleuri, indéfinissable. C’était étonnement bon !

Je tins ma promesse et en fit goûter un petit ramequin à monsieur Ansel. À la première cuillerée, sûrement soulagé, il s’exclama « c’est bon ! » et après avoir terminé sa crème sans rien en perdre (ce qui était bon signe), conclu sa dégustation par un : « c’était très délicieux ! ».

Si vous aussi vous souhaitez goûter cette crème « très délicieuse », voici la recette !

  • Crème dessert au foin et au miel

    Une petite poignée de foin
    40 cl de crème liquide entière
    4 jaunes d’œuf
    50 g de miel (préférez un miel de lavande, d’acacia ou toutes fleurs)

    Jetez la poignée de foin dans une casserole et couvrez avec la crème liquide. Faites chauffer. Lorsque le mélange frémit, retirez du feu et laissez infuser à couvert pendant 5 mn. Filtrez et portez à petite ébullition.

    Dans une jatte, mélangez le miel aux jaunes d’œuf jusqu’à obtenir un mélange mousseux. Incorporez la crème infusée à cette préparation et mélangez de façon à obtenir un mélange homogène.

    Versez le tout dans une terrine (ou de petits ramequins individuels) et faites cuire dans un bain-marie au four à 150°C, pendant 35 à 40 mn.

    Laissez refroidir avant de déguster.

Cette recette est extraite du livre d’Arnaud Bachelin « Dix façons de préparer le foin » aux éditions de l’Epure.

Dans ce beau petit livre vous pourrez également découvrir comment préparer un poulet au foin, des Saint-Jacques fumées au foin, de la gelée au foin … de quoi mettre « un peu de la poésie du foin dans nos assiettes ». Et comme le dit fort bien l’auteur, « Glaner des plantes sauvages, c’est faire partie intégrante de son environnement, le respecter et le contrôler. C’est prendre conscience des saisons. C’est l’honorer aussi. Le foin, ce n’est pas qu’une botte d’herbes sèches. Il raconte toute une prairie, tout un paysage, tout un écosystème. Le transférer dans nos assiettes, c’est en admirer et en goûter la vue. Et puis le foin, c’est un parfum qui, si l’on en croit nos voisins du Tyrol, est plein de bienfaits pour notre santé. Alors, n’hésitez plus, roulez-vous dans le foin, cuisinez-le, soyez bête à manger du foin. »

Petit conseil : utilisez du foin bio, sans aucun traitement chimique. L’idéal est le bouche à oreille à la campagne afin de dénicher un producteur. Sinon, pour les citadins, le foin se commande aussi via internet pour ce qui est du foin de Crau par exemple, le seul à bénéficier d’une AOC et d’une AOP.

Parfum d’helichrysums

Vendredi 22 juillet, 9h30. Il fait chaud, déjà vingt-sept degrés et la température, nous dit Météo-France, atteindra les trente-cinq degrés cette après-midi. Je devrais m’en réjouir mais préfère me calfeutrer chez moi. Je supporte difficilement cette chaleur lourde, suffocante dont je sais pourtant qu’elle ne durera pas, car nous sommes dans le Nord. Et puis, la ville empeste ; un mélange de poussière et de l’odeur caractéristique des trottoirs crasseux souillés d’urine. Il ne fait pas bon être à Lille en période de canicule.

Je n’aime de chaleur que celle du sud, celle des îles grecques, leur chaleur sèche et parfumée.

À Serifos, nous traversons des paysages lunaires, ocre-jaune, sous un ciel chauffé à blanc. Quarante degrés et la sensation de cuire doucement. Sur le siège arrière de la voiture l’eau en bouteille est brûlante et ne désaltère pas. Nous roulons, toutes fenêtres ouvertes. La poussière de la route se dépose partout, sur le tableau de bord et sur nos visages. Quand nous arrêtons la voiture et coupons le moteur, le silence se fait, nous surprenant presque. Nous sortons de l’habitacle, claquement de portières puis le le bruit du vent, juste le bruit du vent et le vrombissement de quelque insecte dont je m’étonne qu’il puisse encore voler par une chaleur pareille. Tout est brûlant, la terre, la poussière, les pierres, l’air. La chaleur a pris possession de tout. Vite, la mer, plonger, nous rafraichir … Nous empruntons le petit chemin qui descend doucement vers la baie de Kalo Ampeli. Je cueille une branche de myrte sauvage et en écrase quelques baies entre les doigts pour humer leur parfum résineux. Plus loin, plus bas, nous longeons le lit asséché d’une rivière bordée de lauriers roses puis contournons une chapelle blanche et bleue ceinte d’un muret de pierres sèches que semble protéger un figuier plus que centenaire. Des cigales invisibles stridulent à l’unisson. Leur musique au rythme presque lancinant, toujours sans fin, aux brusques accélérations suivis de silences plus ou moins longs m’apaise de la même manière que certains morceaux de jazz que j’affectionne. Je me répète leur nom grec – tzitzíkia – tellement plus évocateur. Tzitzíkia, tzitzíkia, tzitzíkia … encore quelques dizaines de mètres entre les roches plates surplombant la baie puis nous atteignons enfin la plage. Le sable y est tellement brûlant qu’il nous est impossible d’y marcher pieds nus. Nous posons nos sacs, déroulons la natte de plage que nous lestons de gros galets, ôtons en moins de trois secondes shorts et tee-shirts et sommes dans l’eau. Fraicheur verte et bleue sur la peau, sensation d’être un poisson. Je nage en une longue brasse coulée, très loin, reviens à regret, plonge pour observer les poissons éclairs argentés et les oursins comme des broches au revers des rochers. Je ne suis bien que dans l’eau.

Le soir, alors que le ciel se teinte de bleu et de rose, nous reprenons le chemin de Chora pour un ouzo glacé puis redescendons vers le port par l’étroite vallée qui y mène. La chaleur est un peu tombée et un air presque frais nous arrive par bouffées lorsque la route épouse un repli de la colline rocheuse, un air frais et parfumé. De ce parfum à tout jamais associé pour moi aux Cyclades, celui des helichrysums – ces curry plant comme les appellent les anglais ou immortelle d’Italie – et que l’on trouve partout dans les îles. Ce parfum évoque le curry, oui, mais de manière subtile car associé à des notes également très présentes d’herbes sèches et de thym sauvage. Il faut voir toutes les collines piquetées de gros buissons gris-argenté d’helichrysums. Le soleil implacable de l’été grec les fait infuser dans l’air brûlant et le vent, ce vent toujours et partout des îles, transporte leurs fragrances jusque sur la mer. Je me souviendrai toujours – même si c’était il y a bien longtemps, lors d’un de mes premiers voyages dans les Cyclades – d’une arrivée nocturne sur l’île d’Amorgos que le bateau longeait avant d’arriver au port. L’île était une ombre noire que nous distinguions à peine, posée sur l’eau comme un gros animal. J’étais accoudée au bastingage, attentive à saisir des formes, des lumières sur la côte et ne distinguais rien. Noir d’encre sur noir d’encre. Seule les lumières du bateau se reflétant sur l’eau. Je ne voyais rien et c’est peut-être ce qui me permis de percevoir sans doute mieux que je n’aurais pu le faire en plein jour, porté jusqu’à nous par le vent, un parfum dont je ne sus que bien plus tard qu’il s’agissait d’helichrysum. Je fermais les yeux. J’adorais cette odeur nouvelle pour moi, ce parfum venu de l’île. Je le humais encore et encore. La nuit noire et chaude, le ciel étoilé, le bruit des vagues contre l’étrave du bateau, cette sensation d’intimité avec l’île invisible et dont seul un parfum venu de la terre prouvait la présence si proche, de tout cela je m’en souviens comme si c’était hier.

La vie nous offre parfois de ces instants où nous vivons, sans toutefois nous en rendre compte, plus intensément, où chaque sensation est exacerbée. Il faut pour cela, je pense, une disponibilité, une vacance de l’esprit que permet le voyage, peut-être la fatigue aussi lorsque las et dans un état presque second nous laissons notre esprit au repos. Plus de pensées, juste des sensations.

Aurais-je été sensible à ce parfum sans cette expérience ? Peut-être pas. Car il faut parfois vivre de tels moments, où tout semble réuni pour nous faire mieux percevoir une lumière, un paysage, une odeur, pour qu’ensuite nous soyons plus attentifs ou en tous cas puissions reconnaitre ce qui fait justement l’essence même d’un lieu. Comme ce parfum d’helichrysum.

Le parfum des îles grecques …

16h. Je viens de me servir un thé glacé. J’ai fermé les volets roulants et la pénombre de mon appartement rend la chaleur plus supportable. Je ne sortirai pas. Je ne veux pas voir le défilé des dos-nus et des mules en plastique, le laisser-aller général que produit la canicule est assez déprimant. Non, ce soir, je prendrai la route pour Doudeauville, arriverai tard mais encore assez tôt pour filer au jardin. Sur l’une des terrasses, la mieux exposée au soleil de l’après-midi, nous avons installé ce que nous appelons notre coin du sud, thym, thulbagias, verveine et … helichrysums.

Il me suffira d’en froisser les feuilles grises et veloutées pour être là-bas, abolir les distances, me souvenir et me dire que la chaleur d’ici, dans le refuge de notre jardin, est finalement un peu grecque …