Derniers Articles

Un cadeau du Nouvel An

J’ai toujours associé le jour de l’An au froid, aux bleus et aux gris, au calme d’un matin de givre glacial, à la magie du ciel qui, en douce, alors que tout le monde fête à tue-tête les douze coups de minuit, nous fait basculer dans une nouvelle plage de temps, immaculé comme la neige qui se devrait alors de tout recouvrir. La neige comme une transition entre le monde de la veille et celui tout neuf d’aujourd’hui. La neige qui change tout – même si rien ne change –, nous force à lever les yeux, le nez contre la vitre, hypnotisé par la chute lente de gros flocons aussi légers que des plumes.

La neige du jour de l’An, malheureusement, se fait de plus en plus rare. Ma mère aime à raconter comment son oncle Adolphe venait chez mes grands-parents le jour de l’An, ce jour des étrennes, des vœux et pour ma mère et lui, le jour des batailles de boules de neige dans le jardin. Heureux temps d’avant, si loin des vœux par texto et des cadeaux à peine reçus et déjà revendus. Et puis, qui étrenne encore ses grands-parents, ses oncles ou ses lointains cousins ? Plus grand monde à vrai dire. Et si vœux il y a, ils sont bien souvent quelque peu convenus, forcés, souhaités par convenance. Le Nouvel An est mort. Nulle aigreur de ma part, juste un constat triste mais qui ne m’affecte pas. Moi, je continue à fêter ce jour à ma manière, en sourdine, attentive au ciel et aux constellations que j’aime à contempler. Cassiopée, la Grande Ourse et surtout Orion, ma préférée, dont les étoiles brillent je trouve cette nuit là d’une lueur particulière.

Il ne manque que la neige, la danse des flocons et leur musique silencieuse, ce « cadeau qui descend du ciel », le plus beau des cadeaux du Nouvel An lorsque l’on sait que la structure des flocons de neige nous révèle la structure même de l’univers … de l’infiniment grand à l’infiniment petit, et inversement, le mystère du monde en un spectacle merveilleux. Que demander de plus ?

***

En guise de cadeau du Nouvel An, je souhaitais vous offrir l’écoute d’une ancienne émission « Sur les épaules de Darwin » de Jean Claude Ameisen sur France Inter. Une émission intitulée « Un cadeau de Nouvel An » dans laquelle, de manière à la fois scientifique et poétique, nous apprenons comment Johannes Kepler, mathématicien impérial de la cour, à Prague, auprès de Rudolf II, offrit à son maître et mécène « un cadeau de Nouvel An des plus désirables pour l’amoureux du Rien – un cadeau digne d’un mathématicien, puisqu’il descend du ciel et ressemble à une étoile. ».

Un cadeau qui, « tout en étant proche de Rien, pourrait pourtant être aussi l’occasion d’une réflexion subtile ».

Cette émission, dont j’ai précieusement conservé le podcast, m’avait émerveillée. J’espère – ou plutôt j’en suis sûre – qu’il en sera de même pour vous.

Alors, bonne écoute et surtout, bonne année à tous !

Et attendons la neige …

Pour écouter « Un cadeau de Nouvel An », c’est ICI

Johannes Kepler (1571-1630)

Un endroit qui me plaît

Je me suis souvent demandé pourquoi, tout comme les saumons qui remontent la rivière vers l’endroit où ils sont nés, certains reviennent toujours sur les lieux de leur enfance. Peut-être parce qu’ils retrouvent là tout ce qu’ils aiment, tout ce qui les a construits ? Vraisemblablement. Pour ma part, j’ai toujours pensé que les lieux nous façonnent et laissent en nous des traces tenaces. Et lorsque notre enfance fut heureuse – comme la mienne le fût -, les retrouver, c’est retrouver le bonheur, des paysages, des parfums, des sensations, des sons, connus, reconnus, à tout jamais familiers, qui nous rassurent et nous apaisent. Retrouver ces lieux, c’est arrêter le temps. Le passé se confond alors au présent. Nous revenons « à la maison », nous nous retrouvons.

Moi, c’est dans les Vosges où je me retrouve. Et depuis quelques années, c’est là et seulement là où je veux être, où je veux retourner encore et encore. Dans les Vosges. Dans la forêt. Dans la forêt des Vosges. Je ne rêve plus d’Inde ou d’Australie, mes priorités ont bougé, sans même que je m’en rende compte d’ailleurs. Peut-être est-ce parce que je vieillis et que mon temps est compté ? Mais aussi parce que je me connais mieux et sais maintenant ce qui me fait vraiment du bien. C’est au moins l’un des avantages de l’âge. Ne plus perdre de temps et se contrefiche de ce que pensent les autres.

D’ailleurs à ceux qui me disent « oh, tu retournes encore dans les Vosges ? Tu devrais essayer les Canaries ! Nous on y était début octobre, on était au Baobab Resort, un hôtel de rêve et on a eu du soleil tous les jours, mais alors TOUS les jours !», je ne leur réponds rien et me contente de les faire raconter leurs vacances, souriant intérieurement devant leur ignorance en matière de géographie (lorsqu’ils me disent avoir confondu les Canaries et les Baléares et s’être donc étonnés de se retrouver sur une île de l’atlantique) et de leur curiosité limitée à la découverte du luxe ostentatoire – et donc forcément quelque peu vulgaire – de leur hôtel. Mais chacun son rêve après tout et loin de moi l’idée de les en blâmer ou de me moquer.

***

J’y étais fin septembre, dans ma forêt. Le temps était pluvieux et la température au lever du jour ne dépassait pas six degrés, des voiles de brume faisaient disparaitre la cime des sapins et la vallée en contrebas de notre cabane. D’aucuns auraient soupiré en se disant que le temps était pourri et seraient donc restés au chaud pour bouquiner en se promettant de passer leurs prochaines vacances en Egypte ou aux Antilles. Moi, je m’en réjouissais presque de ce temps d’automne. Car la pluie, comme la chaleur, sont des expériences sensorielles qui, en forêt surtout, nous font percevoir différemment tout ce qui nous entoure.

Nous partions en milieu de matinée, lorsque la température avait grimpé d’un ou deux degrés et après un petit-déjeuner de kougelhof, confiture de brimbelles et thé brûlant. Nous mangions en étudiant nos cartes d’Etat-major, discutant du circuit du jour qui devait parfois tenir compte de la pluie et donc d’un retour au chalet-cabane pour un casse-croûte au chaud et au sec. Cela dit, il est nous arrivé plus d’une fois de déjeuner sous une pluie fine, que ce soit sur les Hautes Chaumes, et donc à découvert, ou sous les branches de sapins faisant tant bien que mal office de parapluie géant, et ce fut à chaque fois agréable. Le contraste entre la pluie, le ciel gris à l’infini et le moelleux réconfortant de nos rillettes d’oie et du thé accompagné d’un chocolat noir était tout bonnement délicieux.

Prendre la route de la forêt, c’est pour moi, obéir à un rituel que je peaufine d’année en année. Je ne suis pas sportive comme mes longues et belles cousines, alpinistes et coureuses de fond émérites, encore moins une aventurière, juste une marcheuse modeste qui avale sans problème ses vingt kilomètres et ses bons dénivelés. De la balade donc plutôt que de la randonnée sportive. Néanmoins, je m’y prépare chaque matin comme s’il s’agissait d’une expédition : vérification du contenu du sac à dos (boussole, lampe de poche, cape de pluie, couteau – on ne sait jamais -, Olympus), préparation de notre casse-croûte, choix de ma tenue, et étude approfondie de notre circuit sur ma carte IGN (balisage, courbes de niveaux, type de végétation, orientation et points de vues). Préparer c’est déjà y être et en même temps être forcément surpris, car c’est faire l’expérience du décalage entre une représentation cartographique et la réalité du terrain.

A contrario, j’aime à relire mes cartes comme on aime à relire un roman qui nous a plu. Je sais alors que l’étroit chemin entre le lac de la Maix et la  Fontaine Colas, balisé d’un disque jaune par le Club Vosgien, est l’un des plus beaux qui soit, tapissé d’aiguilles de pins, serpentant entre rochers, épicéas, buissons de myrtilles et fougères, là où nous nous sommes arrêtés net au passage d’un écureuil roux, vif comme l’éclair. Cela ma carte ne le dit pas, mais moi je le sais. L’expérience du terrain …

Mon expérience du terrain ou plutôt, mon expérience de la forêt. Par tous les temps et aussi en ce début d’automne pluvieux.

La voiture garée, le moteur arrêté, le silence est la première chose que nous percevons, peut-être entendons-nous un pic-vert martelant l’écorce d’un arbre, peut-être le vent ou le chant d’un oiseau invisible mais tout cela fait partie du silence de la forêt, puis la fraicheur humide qui nous fait frissonner. En quelques secondes, tous nos sens nous renseignent sur ces bois que nous avons choisi de parcourir.

Entrer dans la forêt est toujours impressionnant. Fraicheur et silence de cathédrale, monde à part. Nous y pénétrons, attentifs à tout ce qui nous entoure, à la fois si familier et pourtant tellement extraordinaire. La marche permet cette attention au monde. Notre esprit semble plus vif, nos sens comme réveillés, plus prompts à enregistrer d’infimes détails et à percevoir de manière aigüe tout ce qui nous entoure : senteur d’humus, de champignons, langues de brume, moelleux des tapis d’aiguilles de pin, flammes des fougères oranges et jaunes, scarabées noirs et brillants comme des bijoux, vert acide des coussins de mousse que l’on ne peut s’empêcher de caresser, ruisseaux glacés, cailloux marbrés et de grès rose, rochers mystérieux, amanites de contes de fées et cèpes de Bordeaux.

En ce début d’automne, je notais l’absence de vent. Pas un souffle. La forêt était immobile et le silence ouaté ; la brume semblant absorber tous les sons. Une pluie fine tombait sans bruit, comme pour ne pas troubler la quiétude de la forêt et nous marchions en silence dans cette atmosphère feutrée, étrange, sur des sentiers qui semblaient n’avoir été empruntés que par les fées … Etions-nous les bienvenus ? Pas sûr. Nous nous sommes perdus, nous avons eu peur aussi parfois. La forêt est un refuge, oui, mais un monde en soi, mystérieux, sombre, territoire des bêtes et des esprits des bois, de l’inconnu et gardant l’empreinte de temps immémoriaux. Nous ne sommes pas, nous, des habitants de la forêt.

Nous avancions sans presque nous parler tant l’atmosphère incitait à la retenue et nous invitait au silence. De toute façon, nous nous comprenions sans forcément avoir à prononcer un mot, un regard, un sourire étaient suffisants. Comme ce jour où François qui me précédait, s’arrêta net et fit signe de m’immobiliser. Nous marchions depuis plus de quatre heures sans avoir rencontré âme qui vive et là, à une vingtaine de mètres devant nous, traversant le chemin, un cerf nous regardait. Surpris par notre présence, comme nous l’étions par son apparition, il nous regardait, nous le regardions. Il était de profil, la tête tourné vers nous, prêt à franchir d’un bond le chemin forestier pour s’engouffrer au plus profond de la forêt. Il nous regardait et il était majestueux, ses bois, sa ramure-couronne, impressionnants, ce qui me fit penser qu’il devait s’agir d’un vieux mâle, un de ces rois de la forêt auquel daguets et biches énamourées n’opposent aucune résistance. Tout dans cet animal incitait au respect. Sa beauté, sa puissance, et ce regard ! Il faut avoir croisé le regard d’animaux sauvages pour comprendre. Car, en un regard échangé, leurs yeux dans nos yeux, nos yeux dans leurs yeux où se mêlent à la fois surprise et curiosité, nous avons accès au mystère de la vie sauvage, à ce mystère des bêtes de la forêt, celui des temps anciens, de ce qui reste peut-être de sauvage en nous, de nos origines en quelque sorte. Courir, chasser, dominer, faire corps avec la forêt familière et protectrice, jauger en un millième de seconde l’autre, cet ennemi potentiel et s’en aller lorsqu’il ne présente que peu d’intérêt … Notre cerf d’un bond ample quitta le chemin pour le couvert des arbres. Nous ne présentions que peu d’intérêt et de la forêt il en était le roi et il le savait …

Moi ce que je sais, c’est que dans la forêt il y a l’immensité du monde.

Mais qui peut le comprendre ? Ce cerf, oui, et tous les amoureux de la forêt …

***

Le jour de cette rencontre, nous sommes revenus à la cabane trempés comme des soupes mais légers comme des elfes. Il faisait nuit noire et nous avons vite allumé un feu dans le Godin qui eut tôt fait de ronronner comme un gros chat. Nous avons mis nos chaussures de marche à sécher et glissant en chaussettes sur le plancher avons préparé thé brûlant et bouteille de rhum. Il fallait bien nous réchauffer ! Dans la bibliothèque nous trouvâmes un ouvrage qui nous disait tout sur la vie des animaux des bois et sur les cerfs en particulier. Heureux hasard (qui n’en est jamais un). Nous allions tout apprendre de ces bêtes, de leur comportement à leur régime alimentaire. Toutefois, et nous le savions sans même le formuler, l’essentiel n’était pas là. Car il est des rencontres qui nous en apprennent beaucoup plus et des animaux, et de nous même… Et nous avions appris, un peu.

Gourmet à manger du foin …

Monsieur Ansel qui nous aide au jardin ne s’étonne plus de mes expériences culinaires pour lesquelles je sollicite son aide : cueillette de reine des près dans le jardin abandonné de notre voisin (pour aromatiser du vin) ou de fleurs de sureau dans les branches les plus hautes de l’arbre car là elles sont plus belles (pour aromatiser un cake). Et quand je lui propose de goûter feuilles de consoude, de tilleul, de sedum, ou bourgeons de sapin, primevères et autres fleurs comestibles, il me répond invariablement avec un sourire et une moue légèrement dégoûtée, que non merci, sans façons, il n’aime pas les herbes et les salades !

Au fil des ans, même s’il s’est habitué à notre consommation de plantes qu’il doit juger étrange et bien qu’il arrose consciencieusement nos plants de roquette, d’hysope ou de capucine, il n’en goûtera jamais ne serait-ce qu’une feuille ou un pétale. Malgré tout – et cela est devenu un jeu entre nous -, je continue à lui indiquer tout ce qui se mange dans le jardin en lui proposant d’y goûter, ce à quoi il continue à répondre « Oh non ! Vous savez bien que j’aime pas les herbes ! Et ma fille c’est pareil et mon fils aussi, on n’aime pas les herbes, les salades et tout ça, on est comme ça … » et nous rions tous les deux de bon cœur.

Néanmoins, cet été, lorsque je lui ai demandé « Dites monsieur Ansel, vous pourriez m’apporter quelques belles poignées de votre foin pour faire des crèmes dessert ? », il a ouvert des yeux ronds ; ronds mais intéressés. Il faut dire que le foin, c’est son domaine, lui qui dès le printemps vit au rythme des prévisions météorologiques dont dépend la fauche de ses prairies. Car couper du foin n’est pas chose aisée. Il ne faut pas de pluie avant, pendant et après la coupe, un temps sec, pas de grosse chaleur, un peu de vent et également que son voisin puisse lui prêter une machine à faire des ballots ; des ballots de petit format fort prisés des propriétaires de chevaux, ses principaux clients. « Ben, oui, bien sûr ! Combien vous en voulez ? Un seau, un ballot ? ». Je lui répondis qu’une simple belle poignée me suffirait qui devait infuser dans de la crème. Devant son air incrédule, je lui détaillais ma recette et lui promis de lui faire goûter le résultat. Ce à quoi, cette fois, il ne dit pas non …  Il m’en livra dès l’après-midi un grand sac qui embaumait et j’y plongeais presque tout mon visage afin de respirer de grandes bouffées de ce parfum délicieux. Je me dis que je comprenais tout à fait pourquoi « couchés dans le foin avec le soleil pour témoin » devait être une expérience sensorielle incomparable, un vrai luxe en fait. Je me mis au travail et réalisais en deux coups de cuillères à pot mes petites crèmes au foin. Nous les dégustâmes le lendemain, bien froides, en essayant d’analyser leur saveur comme on le fait pour un vin. Parfum herbacé, fleuri, indéfinissable. C’était étonnement bon !

Je tins ma promesse et en fit goûter un petit ramequin à monsieur Ansel. À la première cuillerée, sûrement soulagé, il s’exclama « c’est bon ! » et après avoir terminé sa crème sans rien en perdre (ce qui était bon signe), conclu sa dégustation par un : « c’était très délicieux ! ».

Si vous aussi vous souhaitez goûter cette crème « très délicieuse », voici la recette !

  • Crème dessert au foin et au miel

    Une petite poignée de foin
    40 cl de crème liquide entière
    4 jaunes d’œuf
    50 g de miel (préférez un miel de lavande, d’acacia ou toutes fleurs)

    Jetez la poignée de foin dans une casserole et couvrez avec la crème liquide. Faites chauffer. Lorsque le mélange frémit, retirez du feu et laissez infuser à couvert pendant 5 mn. Filtrez et portez à petite ébullition.

    Dans une jatte, mélangez le miel aux jaunes d’œuf jusqu’à obtenir un mélange mousseux. Incorporez la crème infusée à cette préparation et mélangez de façon à obtenir un mélange homogène.

    Versez le tout dans une terrine (ou de petits ramequins individuels) et faites cuire dans un bain-marie au four à 150°C, pendant 35 à 40 mn.

    Laissez refroidir avant de déguster.

Cette recette est extraite du livre d’Arnaud Bachelin « Dix façons de préparer le foin » aux éditions de l’Epure.

Dans ce beau petit livre vous pourrez également découvrir comment préparer un poulet au foin, des Saint-Jacques fumées au foin, de la gelée au foin … de quoi mettre « un peu de la poésie du foin dans nos assiettes ». Et comme le dit fort bien l’auteur, « Glaner des plantes sauvages, c’est faire partie intégrante de son environnement, le respecter et le contrôler. C’est prendre conscience des saisons. C’est l’honorer aussi. Le foin, ce n’est pas qu’une botte d’herbes sèches. Il raconte toute une prairie, tout un paysage, tout un écosystème. Le transférer dans nos assiettes, c’est en admirer et en goûter la vue. Et puis le foin, c’est un parfum qui, si l’on en croit nos voisins du Tyrol, est plein de bienfaits pour notre santé. Alors, n’hésitez plus, roulez-vous dans le foin, cuisinez-le, soyez bête à manger du foin. »

Petit conseil : utilisez du foin bio, sans aucun traitement chimique. L’idéal est le bouche à oreille à la campagne afin de dénicher un producteur. Sinon, pour les citadins, le foin se commande aussi via internet pour ce qui est du foin de Crau par exemple, le seul à bénéficier d’une AOC et d’une AOP.

Parfum d’helichrysums

Vendredi 22 juillet, 9h30. Il fait chaud, déjà vingt-sept degrés et la température, nous dit Météo-France, atteindra les trente-cinq degrés cette après-midi. Je devrais m’en réjouir mais préfère me calfeutrer chez moi. Je supporte difficilement cette chaleur lourde, suffocante dont je sais pourtant qu’elle ne durera pas, car nous sommes dans le Nord. Et puis, la ville empeste ; un mélange de poussière et de l’odeur caractéristique des trottoirs crasseux souillés d’urine. Il ne fait pas bon être à Lille en période de canicule.

Je n’aime de chaleur que celle du sud, celle des îles grecques, leur chaleur sèche et parfumée.

À Serifos, nous traversons des paysages lunaires, ocre-jaune, sous un ciel chauffé à blanc. Quarante degrés et la sensation de cuire doucement. Sur le siège arrière de la voiture l’eau en bouteille est brûlante et ne désaltère pas. Nous roulons, toutes fenêtres ouvertes. La poussière de la route se dépose partout, sur le tableau de bord et sur nos visages. Quand nous arrêtons la voiture et coupons le moteur, le silence se fait, nous surprenant presque. Nous sortons de l’habitacle, claquement de portières puis le le bruit du vent, juste le bruit du vent et le vrombissement de quelque insecte dont je m’étonne qu’il puisse encore voler par une chaleur pareille. Tout est brûlant, la terre, la poussière, les pierres, l’air. La chaleur a pris possession de tout. Vite, la mer, plonger, nous rafraichir … Nous empruntons le petit chemin qui descend doucement vers la baie de Kalo Ampeli. Je cueille une branche de myrte sauvage et en écrase quelques baies entre les doigts pour humer leur parfum résineux. Plus loin, plus bas, nous longeons le lit asséché d’une rivière bordée de lauriers roses puis contournons une chapelle blanche et bleue ceinte d’un muret de pierres sèches que semble protéger un figuier plus que centenaire. Des cigales invisibles stridulent à l’unisson. Leur musique au rythme presque lancinant, toujours sans fin, aux brusques accélérations suivis de silences plus ou moins longs m’apaise de la même manière que certains morceaux de jazz que j’affectionne. Je me répète leur nom grec – tzitzíkia – tellement plus évocateur. Tzitzíkia, tzitzíkia, tzitzíkia … encore quelques dizaines de mètres entre les roches plates surplombant la baie puis nous atteignons enfin la plage. Le sable y est tellement brûlant qu’il nous est impossible d’y marcher pieds nus. Nous posons nos sacs, déroulons la natte de plage que nous lestons de gros galets, ôtons en moins de trois secondes shorts et tee-shirts et sommes dans l’eau. Fraicheur verte et bleue sur la peau, sensation d’être un poisson. Je nage en une longue brasse coulée, très loin, reviens à regret, plonge pour observer les poissons éclairs argentés et les oursins comme des broches au revers des rochers. Je ne suis bien que dans l’eau.

Le soir, alors que le ciel se teinte de bleu et de rose, nous reprenons le chemin de Chora pour un ouzo glacé puis redescendons vers le port par l’étroite vallée qui y mène. La chaleur est un peu tombée et un air presque frais nous arrive par bouffées lorsque la route épouse un repli de la colline rocheuse, un air frais et parfumé. De ce parfum à tout jamais associé pour moi aux Cyclades, celui des helichrysums – ces curry plant comme les appellent les anglais ou immortelle d’Italie – et que l’on trouve partout dans les îles. Ce parfum évoque le curry, oui, mais de manière subtile car associé à des notes également très présentes d’herbes sèches et de thym sauvage. Il faut voir toutes les collines piquetées de gros buissons gris-argenté d’helichrysums. Le soleil implacable de l’été grec les fait infuser dans l’air brûlant et le vent, ce vent toujours et partout des îles, transporte leurs fragrances jusque sur la mer. Je me souviendrai toujours – même si c’était il y a bien longtemps, lors d’un de mes premiers voyages dans les Cyclades – d’une arrivée nocturne sur l’île d’Amorgos que le bateau longeait avant d’arriver au port. L’île était une ombre noire que nous distinguions à peine, posée sur l’eau comme un gros animal. J’étais accoudée au bastingage, attentive à saisir des formes, des lumières sur la côte et ne distinguais rien. Noir d’encre sur noir d’encre. Seule les lumières du bateau se reflétant sur l’eau. Je ne voyais rien et c’est peut-être ce qui me permis de percevoir sans doute mieux que je n’aurais pu le faire en plein jour, porté jusqu’à nous par le vent, un parfum dont je ne sus que bien plus tard qu’il s’agissait d’helichrysum. Je fermais les yeux. J’adorais cette odeur nouvelle pour moi, ce parfum venu de l’île. Je le humais encore et encore. La nuit noire et chaude, le ciel étoilé, le bruit des vagues contre l’étrave du bateau, cette sensation d’intimité avec l’île invisible et dont seul un parfum venu de la terre prouvait la présence si proche, de tout cela je m’en souviens comme si c’était hier.

La vie nous offre parfois de ces instants où nous vivons, sans toutefois nous en rendre compte, plus intensément, où chaque sensation est exacerbée. Il faut pour cela, je pense, une disponibilité, une vacance de l’esprit que permet le voyage, peut-être la fatigue aussi lorsque las et dans un état presque second nous laissons notre esprit au repos. Plus de pensées, juste des sensations.

Aurais-je été sensible à ce parfum sans cette expérience ? Peut-être pas. Car il faut parfois vivre de tels moments, où tout semble réuni pour nous faire mieux percevoir une lumière, un paysage, une odeur, pour qu’ensuite nous soyons plus attentifs ou en tous cas puissions reconnaitre ce qui fait justement l’essence même d’un lieu. Comme ce parfum d’helichrysum.

Le parfum des îles grecques …

16h. Je viens de me servir un thé glacé. J’ai fermé les volets roulants et la pénombre de mon appartement rend la chaleur plus supportable. Je ne sortirai pas. Je ne veux pas voir le défilé des dos-nus et des mules en plastique, le laisser-aller général que produit la canicule est assez déprimant. Non, ce soir, je prendrai la route pour Doudeauville, arriverai tard mais encore assez tôt pour filer au jardin. Sur l’une des terrasses, la mieux exposée au soleil de l’après-midi, nous avons installé ce que nous appelons notre coin du sud, thym, thulbagias, verveine et … helichrysums.

Il me suffira d’en froisser les feuilles grises et veloutées pour être là-bas, abolir les distances, me souvenir et me dire que la chaleur d’ici, dans le refuge de notre jardin, est finalement un peu grecque …

Une robe jaune à Venise

J’ai toujours trouvé très kitsch l’idée de Venise ville des amoureux. La guimauve d’un romantisme convenu ne lui sied pas ; la ville mérite mieux, de la passion discrète ou du sexe brûlant, ou les deux, oui, mais sans le mièvre et les violons qui en font rêver beaucoup. Moi qui ne supporte pas que l’on me prenne la main en public et déteste les effusions ostentatoires, j’ai parfois frémi à l’idée que monsieur Bruxelles puisse m’embrasser place Saint Marc – mais, me connaissant, il ne s’y est jamais risqué. J’ai bien le souvenir d’un retour nocturne qui nous vit traverser la ville les doigts enlacés, mais nous étions seuls ! L’air était d’une douceur qui invitait à un certain laisser aller, à une mollesse d’après diner quand le vin, les pâtes et le tiramisu ont fait leur œuvre. Le reste du temps un regard, un frôlement léger suffisaient. Pas besoin de se donner en spectacle.

Cependant, et cela pourra sembler contradictoire, je regarde toujours avec une certaine tendresse ces femmes qui, installées avec leurs compagnons aux terrasses de chez Florian ou de quelque restaurant un peu chic, ont décidé que le moment qu’elles sont en train de vivre doit être parfait. Elles sont à Venise, peut-être pour la première fois, et comptent bien profiter de chaque seconde de ce repas en tête à tête avec leur amoureux. Jolies robes, sandales-bijoux, épaules bronzées, teint à croquer d’abricot mûr et cheveux joliment relevées. Elles sont belles. Et vivent l’instant avec une telle intensité, un tel désir de bonheur qu’indiquent chacun leurs regards – sur le ciel, la lagune, ou cet homme, là en face d’elles – qu’elles en sont touchantes. J’ai ainsi le souvenir d’une beauté à n’en pas douter nordique, une blonde hollandaise ou peut-être suédoise, attablée avec son compagnon à la terrasse du restaurant Agli Alboretti (et que j’allais d’ailleurs retrouver quelques jours plus tard sur la terrasse flottante de la Calcina), portant une robe jaune citron de coton épais – une robe bustier parfaitement coupée-, un bracelet de torsades dorées et de légères sandales de veau-velours safran. Elle se tenait comme presque en équilibre sur sa chaise de fer forgé, les jambes élégamment croisées comme seules savent le faire les filles longilignes, un verre de vin à la main et les yeux fixés sur cet homme, là en face d’elle. Tout, dans son attitude, son attente résignée, sa tenue que l’on devinait avoir été choisie avec beaucoup de soin, révélait sa détermination à faire de ce dîner un moment unique. Lui, n’était visiblement pas dans le même état d’esprit. Sourcils froncés et mine renfrognée, il était totalement absorbé dans l’étude de la carte. Il devait avoir faim…. Tout ce que je vis, ce que je perçus de ce couple, alors que je passais pourtant rapidement devant eux me désola. Je me dis qu’il ne la méritait pas et mesurais l’écart entre ses attentes à elle et son attitude à lui. Et puis, quelle femme n’a pas déjà vécu cela ? Mettre sa plus belle robe et s’apercevoir que l’autre – cet homme, là de l’autre côté de la table, cet homme que l’on déteste soudain – est en fait très loin de nous …

Plus récemment, l’été dernier, alors que déjeunais dans le très calme jardin d’Il Palazzo Experimental, un couple vint s’installer non loin de moi. Tous les deux, la quarantaine, elle soignée, chapeau de paille claire et robe en liberty, lui simple tee-shirt et jean usés. Elle dégusta sa salade en lui jetant des regards énamourés, levant régulièrement les yeux vers les hauts palmiers et les statues de pierre. Je voyais avec plaisir qu’elle savourait ce lieu, en notait la beauté et mesurait sa chance d’être là, sur cette agréable terrasse, à Venise … Elle faisait des efforts désespérés pour lui faire partager son bonheur, lui chuchotait ce qui devait être des mots d’admiration pour cet endroit, auquel il restait aveugle et sourd, plongé qu’il était dans son guide touristique. Leur différence était à l’image de leurs tenues. Alors qu’on leur apportait leurs cafés, elle se leva pour photographier le jardin et la table qu’ils allaient quitter, comme pour, malgré tout, en conserver le souvenir. Il fut le premier à sortir après avoir réglé l’addition. Elle le suivi, plus lentement, et juste avant de franchir la porte du restaurant, se retourna et jeta un long dernier regard sur tout ce qu’elle devait quitter à regret, le jardin et cette terrasse où elle aurait pu vivre un moment absolument parfait si seulement …

J’ai, moi aussi, fait l’expérience d’un dîner que j’avais souhaité mémorable. Et qui le fût d’une certaine manière, mais pour des raisons tout autres que celles espérées.

Pourtant, j’avais tout prévu dans les moindres détails, réservant la meilleure table de la plus agréable terrasse au bord du canal de la Giudecca. J’étrennais une robe noire de chez Kenzo – achetée quelques semaines plus tôt en pensant à Venise -, portais la topaze de ma grand-mère, quelques gouttes de 5 et mes sandales rose indien. Je m’étais faite belle ou plutôt, j’avais fait en sorte d’être à mon mieux comme on dit et me sentais légère et de bonne humeur. La chaleur du jour avait molli et le ciel se striait d’orange et de bleu. On nous guida jusqu’à notre table, à l’angle de la terrasse, tout au bord de l’eau devenue d’un outremer profond. Nos commandâmes des Bellini afin d’étudier la carte tout en les sirotant. Tout était parfait. Enfin, jusque là, car mon compagnon, après avoir terminé son entrée, me fit un cours sur la méthanisation agricole en Wallonie. Je tentais une diversion avec force « on est bien, non? » ou « regarde comme le ciel est incroyablement beau ! » mais cela ne fonctionna que le temps de déguster nos tagliatelles aux coquilles Saint-Jacques. Alors que nous attendions, lui sa glace, moi ma tarte aux amandes, il me regarda droit dans les yeux et avec une impatience à peine contenue me lança « bon, il faut quand même que je t’explique et que tu comprennes enfin pourquoi le réchauffement climatique est une catastrophe, car j’ai vraiment l’impression que tu t’en fous ». Là, c’était trop ! Eh bien oui, ce soir, sur cette terrasse, à Venise, je m’en foutais complètement. L’appétit coupé, je ne touchais pas à ma tarte aux amandes mais me resservis un verre de vin puis me calais dans mon fauteuil. Pendant qu’il pérorait, buvant à petites gorgées mon pinot grigio, l’abîme qui nous séparait m’apparut comme une évidence. Amère, je contemplais les maisons et les réverbères de l’autre côté du canal, leur reflets dans l’eau sombre sous le ciel bleu saphir. L’air était doux et une brise légère venant de la mer s’était levée. La fête était finie.

***

Je repense parfois à cette femme en robe jaune. Est-elle revenue à Venise ? Est-elle restée auprès de son compagnon ? Et lui, a-t-il finalement, ce soir là, compris son désir de vivre un moment parfait ? Je l’espère. Pour cela il lui aura juste fallu lever les yeux vers sa compagne, lire dans son regard cette joie de petite-fille – qu’adulte nous avons si bien appris à dissimuler – et que seuls savent percevoir ceux qui nous aiment et nous connaissent vraiment. Et puis, il aura regardé autour de lui, les palais de marbre, le ciel pastel bleu et rose, savouré le vin qu’on venait de leur servir, la douceur infinie de ce soir d’été, l’air iodé par bouffées venues de la lagune, les bribes musicales des conversations en italien aux tables voisines, le fumet du risotto, les flammes dansantes dans les photophores, et la lueur de tendresse douce dans ses yeux à elle qui – le note t-il enfin – est ce soir particulièrement en beauté.

Tous les lilas de mai

C’était à l’automne dernier, je partais au travail, j’étais en retard, comme d’habitude, et d’une humeur de chien ou plutôt d’une tristesse noire. Pourquoi ? Je ne m’en souviens pas mais je sais qu’il est dans ma nature de passer de la joie la plus extrême à la mélancolie la plus sombre. Je me connais. Je devais alors me sentir coincée entre travail et contraintes, mécontente de ma vie, seule, sans avenir, sans la moindre perspective heureuse … Bref, j’étais en pleine déprime.

J’écoutais la radio – la voiture étant le seul endroit où je l’écoute – et pianotais sur l’autoradio, résignée à ne rien entendre qui me plairait car tout m’irritait. Mon doigt avait finalement enfoncé la touche 7, France Inter, où Augustin Trapenard annonçait que son invitée du jour allait se mettre au piano. Au point où j’en étais, j’écoutais, ne m’attendant à rien de bien.

Ce fut tout le contraire.

Quelques notes de piano, puis ces paroles On ne peut pas vivre ainsi que tu le fais, d’un souvenir qui n’est plus qu’un regret, sans un ami et sans autre secret, qu’un peu de larmes … chantées d’une voix tellement délicate, d’une limpidité et d’une douceur absolument bouleversantes. Ces mots étaient pour moi, comme si le hasard avait, une fois de plus, bien fait les choses et me chuchotait à l’oreille les mots de réconfort qu’il me fallait entendre. Car, oui, j’étais triste mais tous les lilas, tous les lilas de mai, n’en finiront, n’en finiront jamais … et tant que tournera que tournera le temps, jusqu’au dernier jusqu’au dernier Printemps, le ciel aura, le ciel aura vingt ans

J’avais ralenti pour mieux écouter, les larmes aux yeux, touchée en plein cœur.

Le ciel aura toujours vingt ans et les lilas sans cesse n’en finiront jamais … je le sais, je l’ai toujours su et cela me rassure. La consolation du ciel et de la terre en quelque sorte ; moutonnement des nuages, bleu infini du ciel et lilas dont le parfum enivre et fait bondir notre cœur, demain, au printemps prochain et même lorsque nous seront très vieux. Toute petite, j’avais été fascinée par cette séquence d’un film soviétique dans lequel deux enfants sont allongés dans un champ et contemplent le ciel (sublimes images en noir et blanc du ciel immense et des blés mouvants dans le vent) et où l’un deux, à voix basse, s’adressant à son camarade dit ceci : « il n’y a rien de plus beau au monde que le bleu du ciel ». Il y a des images, des expériences artistiques qui nous marquent à tout jamais et font de nous, je pense, les adultes que nous sommes devenus.

Il n’y a rien de plus beau que le bleu du ciel, que la promesse du printemps et le parfum à jamais merveilleux des lilas de mai …

Et puis, tant que tournera, que tournera le temps, le ciel aura, le ciel aura vingt ans et il ne tient qu’à moi d’en avoir tout autant … Il fallait juste me le rappeler.

***

Pour écouter la très émouvante interprétation de Tracy Kent de « La valse des lilas » de Michel Legrand, c’est ci-dessous :

Désagréments

Mon lave-vaisselle vient de me lâcher tout comme mon four la semaine précédente. Adieu poulet rôti et bonjour vaisselle à la main ! Et un désagrément n’arrivant jamais seul, ma Lancia fait depuis quelques jours un bruit de mobylette trafiquée, le pot d’échappement vraisemblablement.

C’est la vie, ou plutôt la loi des séries. Et cela n’est pas bien grave. Je peste juste à l’idée de devoir courir chez Boulanger et claquer près de deux mille euros dans de l’électroménager et d’avoir à remplacer un pot catalytique dont le prix est supérieur à un aller-retour Bruxelles-Venise …

Cela dit, faire la vaisselle à la main est somme toute assez relaxant, voire une forme de méditation. J’en avais d’ailleurs déjà fait l’expérience à Doudeauville où le lave-vaisselle a eu la bonne idée de tomber en panne la veille de Noël nous forçant à renouer avec une activité dont nous nous croyions débarrassés à tout jamais. Et c’est là que j’ai redécouvert, non pas la joie, mais le bénéfice d’une telle activité qui n’est somme toute que concentration, organisation et exigence. Nettoyer, rincer sous de l’eau très chaude pour qu’assiettes et couverts sèchent plus rapidement, les faire égoutter, rangés par catégories, sur des torchons en nid d’abeille, ôter ses gants Mapa – clac, clac – d’un geste assuré d’expert et se réjouir du travail accompli. Finalement, ça fait du bien. C’est du concret et là je sais vraiment pourquoi j’ai travaillé. Ce qui n’est pas toujours le cas, au travail notamment, dont le sens m’échappe de plus en plus.

Cela dit, en ce moment, je suis en pause. En pause prolongée. La faute à un ménisque légèrement fissuré qui m’oblige au repos. Et même si être immobilisée est pour moi la pire des choses, cela m’arrange presque, tant je n’en pouvais plus de devoir supporter petits chefs incompétents et certains collègues qui en temps de guerre vendraient père et mère pour un quignon. L’avantage de prendre de l’âge est de perdre ses illusions quant à la nature humaine; la jalousie, la méchanceté, l’égoïsme et la bêtise étant les défauts les mieux partagés. Le monde est ainsi fait et je lui tourne le dos, pour l’instant. Bulle d’oxygène, sas de décompression, je ne vole pas du temps mais rassemble mes forces pour retourner dans la bataille. Je laisse derrière moi dossiers inutiles et réunions qui le sont tout autant. Quant à mes supérieurs (enfin, si l’on peut dire – mais je me refuse toujours à employer le mot chef), ils me feraient pitié si leur incompétence et leur médiocrité ne les rendaient pas aussi mauvais et surtout sans courage. Défendre sa peau au détriment des autres, faire profil bas, accepter sans broncher de courber l’échine car sinon leur avancement en pâtirait, ces petits chefs sont experts en la matière. Comme je les plains.

Vous vous demandez alors pourquoi je supporte tout ça ? Eh bien, parce que je n’ai pas de poule aux œufs d’or dans mon jardin et qu’il faut bien manger, et s’acheter des livres et des billets d’avion et du numéro 5. J’ai depuis quelques années fait le choix du travail alimentaire contre un salaire plus qu’honnête. Je fais bien mon boulot (rédiger, mettre en forme, produire du contenu, communiquer), beaucoup  mieux même que je ne devrais mais ne m’investie plus comme par le passé. Les sujets ne me passionnent pas, loin de là – je me dis d’ailleurs parfois que ma tête va tomber d’ennui sur mon bureau – mais les trouve presque fascinants de par leur inintérêt justement. Fascinant aussi la fausse implication, l’intérêt que simulent certains de mes collègues lors des réunions d’équipe ; ces « premiers de la classe » (je n’ai jamais pu les supporter), lécheurs de bottes gonflés de l’importance qu’ils croient être la leur. Cela m’amuse presque. Comme Cou de Poulet, collègue que j’ai ainsi surnommée en raison de son petit cou maigre et fripé, arrivant en réunion comme on entre en scène, tellement fière des qualités qu’elle croit posséder : une grande beauté (elle qui m’a dit un jour « j’ai un très beau sourire ») doublée d’une intelligence hors norme (heureux ceux qui ne doutent de rien et surtout pas d’eux-mêmes). Cou de Poulet, un spectacle à elle-seule, n’ayant de cesse, alors que je suis pourtant concentrée sur l’un de mes dossiers, de passer et repasser devant mon bureau afin d’être complimentée sur une nouvelle tenue. Elle effectua même un jour devant moi une sorte de ballet assez comique, se propulsant de long en large sur sa chaise à roulettes grâce à un savant jeu de jambes destiné à me mettre quasiment sous les yeux sa dernière paire de mocassins … Alors, dans ces réunions lorsque je m’ennuie, je place discrètement devant moi un article du Monde que je n’avais pas encore eu le temps de lire, la reproduction d’une œuvre que j’aime ou … je les dessine, mes collègues. Loïc, le chef, avec ses lunettes excentriques, son crâne dégarni et ses sweat-shirts déprimants, Ludivine dont l’accoutrement semble être le résultat d’un cadavre exquis vestimentaire (robe d’été, bottes de ski, poncho mexicain, gros nœud dans les cheveux), Marie-Françoise la Verte qui rêve de vivre dans une yourte et adore le quinoa, et dont la hargne n’a d’égal que son égo surdimensionné ou Nadia, silhouette de culbuto et petits yeux mauvais, d’une jalousie maladive et faisant de l’inquisition son sport favori.

Je les croque, je crayonne et m’amuse du clin d’œil de Ludo, mon voisin dont l’humour caustique et la gentillesse me permettent de supporter ces autres. Oui, le monde du travail – et je peux l’affirmer étant en fin de carrière -, tient plutôt du combat perpétuel que du tea-time chez les bisounours. Et ce, quelque soit le domaine dans lequel vous travaillez. J’ai le souvenir de conservateurs de musées mauvais comme des teignes et d’artistes cupides et détestables. Il y a heureusement des gens bien mais tellement peu. Mais peut-être est-ce cela la nature humaine ? Certains restent des animaux après tout, chacun défendant son territoire, le morceau d’antilope dont il va faire son déjeuner en se disant qu’ensuite il ira provoquer le chef de meute pour lui voler sa place. Il n’y a qu’à regarder du côté de l’Ukraine …

Alors, pour l’heure je bois du thé, je fais ma vaisselle à la main et je me dis qu’heureusement il y a les livres.

***

Confiture du Nouvel An

Qui adresse encore ses vœux en prenant la peine de les écrire sur une jolie carte et de l’expédier en ayant pris soin de coller un beau timbre sur l’enveloppe ? Plus grand monde, malheureusement, et je peux compter sur les doigts d’une main les cartes que je reçois. Cette année encore, les textos reçus – et dont on devine qu’il s’agit d’un envoi en nombre tant ils sont rédigés de manière impersonnelle afin d’être adressés à l’entièreté d’un carnet d’adresses téléphoniques (amis, collègues, … plombier et fournisseurs !) – m’ont laissée consternée. Et que dire de cette formule à la mode « belle année » qui me hérisse au plus au point. L’adjectif bonne est-il trop traditionnel, trop simple ? Vraisemblablement. Certains doivent, j’imagine, penser faire preuve d’une originalité folle en remplaçant bonne par belle. Insupportable. Moi je veux qu’on me souhaite une bonne année, point barre. Et quant à savoir si elle sera belle, il faut la laisser passer car c’est bien au travers du filtre du temps, des expériences heureuses et malheureuses que l’on pourra dire : « mes belles années, mes plus belles années » … ou « c’était une année de merde » ; ce qui fût pour moi le cas en 2019, 2020 et 2021 …

Mais bon, là n’est pas le sujet. Mes cartes de vœux ont été envoyées et mes confitures faites. Oui, mes confitures du Nouvel An offertes chaque année aux très proches pour qui la carte de vœux n’est pas nécessaire : voisins, famille … Je trouve en effet qu’offrir un petit cadeau gourmand pour accompagner ses vœux est une bonne idée. Et une confiture que l’on aura pris soin de faire soi-même, d’autant plus.

Ma confiture du Nouvel An, comme je l’appelle, est en fait une confiture d’agrumes au gingembre confit dont l’acidité et la fraicheur évoquent à la perfection un janvier rêvé de froid piquant, de bleu et blanc polaires et de cristaux glacés. Une confiture de saison acidulée mais chaleureuse, parfaite sur du pain grillé et sublime sur du fromage blanc de campagne.

Allez, je vous donne la recette …

  • Confiture d’agrumes au gingembre confit

    1kg d’oranges (environ 600 g net)
    1 kg de pamplemousses (environ 600 g net)
    2 citrons non traités
    700 g de sucre cristallisé
    150 g de gingembre confit découpé en petits dès
    2 g d’agar agar

    Coupez les oranges et les pamplemousses à vif. Découpez-les en rondelles de 1 cm d’épaisseur et ôtez les pépins. Taillez les rondelles en quatre.

    Rincez et brossez les citrons et coupez-les en très fines rondelles (attention à utiliser des citrons dont la peau n’est pas trop épaisse) – ces rondelles peuvent également être coupées en deux ou en quatre suivant la grosseur des citrons.

    Dans une bassine à confiture, mélangez les fruits, le sucre et le gingembre, portez à ébullition en remuant délicatement. Ecumez et maintenez la cuisson à feu vif pendant environ une dizaine de minutes. Lorsque la confiture est cuite, baissez le feu, ajoutez l’agar-agar délayé dans un peu d’eau et augmentez à nouveau le feu jusqu’à l’ébullition pendant une à deux minutes.

    Mettez en pots.

    Tout comme mes confitures d’été, cette recette est de Christine Ferber, la reine alsacienne des confitures. Recette que j’ai adaptée car j’utilise de l’agar-agar afin de réduire la quantité de sucre. Voir ICI dans ma recette d’abricots à la lavande, quelques conseils concernant l’utilisation de l’agar-agar, la mise en pot sans stérilisation, la cuisson …

Il me reste à vous souhaiter chers et fidèles lecteurs, une très BONNE année 2022 !

***

La forêt, les Vosges, la liberté

Mardi 7 septembre –

Nous marchons depuis plus d’une heure sur un étroit sentier serpentant entre rochers et buissons de myrtilles. Le soleil filtre à travers les branches des sapins et des hauts pins sylvestres éclaboussant le sous-bois de tâches de lumière mouvantes. Il fait chaud, incroyablement chaud en ce début septembre, comme si l’été s’était enfin décidé à faire son travail après nous avoir infligé un temps catastrophique durant tout le mois d’août. Une mauvaise blague faite aux écoliers mais qui fait mon bonheur. L’été, la forêt s’offre d’une manière plus douce à ceux qui veulent s’y réfugier, permet la sieste le dos confortablement calé contre le tronc d’un arbre ou la pause thé que l’on étire à loisir car l’air est d’une douceur qui donne presque envie de pleurer. Je ne me suis pas sentie aussi bien depuis longtemps. Marcher, s’arrêter, regarder, humer le parfum de résine, ne penser à rien si ce n’est à mettre un pied devant l’autre en évitant de buter sur les rochers ou d’écraser des scarabées cheminant vers quelque mystérieuse destination. L’épaisse couche d’aiguilles de pin recouvrant le sentier est aussi moelleuse qu’une moquette de luxe et le silence, ce silence habité de la forêt, nous enveloppe. Parler n’est pas nécessaire. Ressentir, juste ressentir, faire corps avec la forêt.

Il fait décidemment très chaud et j’ai soigneusement rangé ma polaire dans le sac à dos de François, porteur attentionné qui me permet d’être aussi libre qu’un enfant car n’ayant dans ma besace que mon appareil photo, un carnet, une boussole et ma carte IGN. Surtout être léger, ne pas s’encombrer de bâtons de marche et de l’attirail du parfait randonneur. Je ne supporte pas les contraintes.

Tout à coup le chemin se fait très raide. Je m’accroche aux rochers de grès rose ou aux troncs des pins couverts de grosses écailles brunes. Ressentir la forêt c’est aussi saisir à pleine mains tout ce qui la constitue, comme la dureté râpeuse du grès rose et des écorces mais aussi la douceur de velours de certaines mousses vert-amande semblables à de petits animaux dodus posés sur les rochers.

L’artiste Nils Udo m’avait dit un jour, alors qu’il réalisait une œuvre dans la forêt de Raismes dans le Nord, qu’il fallait éprouver la nature, la ressentir par tous les temps et avec tous nos sens. La pluie, la boue, le soleil trop fort, les épines qui lacèrent nos mollets, ce qui est agréable ou désagréable. Il était en tee-shirt, longue silhouette dans les hautes herbes et les digitales, semblant faire corps avec la forêt. J’ai depuis souvent repensé à ses paroles car la nature est âpre et Nils Udo a raison, il faut accepter toutes les sensations qu’elle procure et se sentir alors en faire véritablement partie ou plutôt prendre la mesure de notre place, infime et fragile.

Et puis la forêt est un refuge, loin du monde, loin des hommes, loin de la médiocrité d’un quotidien parfois désespérant, un espace de liberté qui nous fait renouer avec l’enfance. Marcher pour le seul plaisir de marcher, de se « promener dans les bois », vaste terrain de jeux où rien ne nous est demandé. Explorer, vivre les questions, comprendre, s’émerveiller, emplir nos poches de petits trésors et retrouver notre vraie nature. Enfin, c’est ce que je pense. Je ramasse des cailloux marbrés, la plume d’un geai, avale quelques mures tièdes de soleil, observe des fourmis rousses ou le vol d’un rapace. Cela suffit à mon bonheur.

Je dois vieillir. Moi qui n’ai toujours rêvé que de courir le monde, avide de découvertes exotiques à l’autre de bout de la planète, me voilà comblée à courir les bois. Ou plutôt à retrouver depuis quelques années cette forêt des Vosges à laquelle je suis liée depuis ma naissance. La conscience de l’enfermement qui est le nôtre – car nous sommes finalement enfermés depuis tout petits, d’abord dans une salle de classe puis dans un travail – me devient peut-être insupportable, tout comme la violence de nos villes, la médiocrité ambiante, la société en déliquescence et la connerie quasi généralisée. Là au moins, on me laisse tranquille ; se retirer du monde pour retrouver l’essentiel, mon petit recours aux forêts à moi …

François marche devant moi. Il aime à ouvrir la marche, cela doit être ancré au plus profond de son cerveau reptilien, souvenir des premiers hommes pour qui la forêt était synonyme de menace. Le mâle, j’imagine, devait alors tenter de repousser mammouths et aurochs, voire les trucider pour protéger les femelles et, en passant, trouver de quoi se vêtir et faire un barbecue … Nous ne rencontrons malheureusement ni loup, ni lynx. Pourtant, les lynx sont de retour dans les Vosges tout comme le loup dont l’un d’entre-eux fût aperçu il y a quelques années dans le massif du Donon. Cela dit, que ces bêtes restent invisibles, tapies au fond des bois, tranquilles loin des hommes. Car tous ne sont pas des amis de la nature et des animaux. Je pense à ce conducteur de quad déboulant à toute vitesse sur un chemin menant au lac de la Maix, debout sur son engin d’enfer, ne se souciant ni des randonneurs qui durent faire un bond pour l’éviter ni des quelques chiens qui les accompagnaient et frôlèrent l’arrêt cardiaque. Finalement, même dans la forêt la bêtise trouve sa place et revêt parfois des formes plus comiques. Toujours sur l’un des chemins menant au lac de la Maix – le seul endroit où nous avons croisé d’autres promeneurs car l’accès peut se faire en voiture – je dus réprimer un fou rire en apercevant un petit groupe de femmes toutes pieds nus. Tenue de sport mais pieds nus ! J’ai beau savoir que la forêt est à la mode et que fleurissent les stages pour apprendre à embrasser les arbres ou prendre des « bains de forêt », voir de mes yeux un tel groupe de gogos me laissa pantoise. Je leur souhaitais bien du plaisir à marcher sur les aiguilles de pin et les cailloux. Même les hommes préhistoriques devaient se confectionner des chaussons de peau de mammouth, non ? Cela est comique mais en même temps un peu triste. Comme ils sont nombreux en effet ces malheureux privés dans leur enfance d’un apprentissage sensible du monde alentour et qui, ne sachant ni regarder ni ressentir se ruent vers de telles expériences. Mais après-tout, pourquoi pas, ils ne font de mal à personne et doivent y trouver du plaisir … Pour ma part, j’ai toujours caressé les arbres, je les écoute aussi en collant mon oreille contre leurs troncs, je mange les bourgeons de sapin et les jeunes feuilles de charme. Mais ça, depuis l’enfance.

Ce matin nous étions partis un peu tard, traînant devant nos tasses de thé et le kouglof acheté la veille à la boulangerie du village. J’avais, comme à mon habitude, étudié mes cartes au 25 millième, traçant le parcours de notre balade : boucle de 12 kms – dénivelé positif : 450 m, dénivelé négatif : 362 m – rien de sportif, juste de la balade et surtout du temps laissé aux pauses déjeuner et thé de l’après-midi. Manger dans la nature est l’un de mes plus grands plaisir, qu’il pleuve ou qu’il fasse grand beau temps et je n’échangerais pour rien au monde nos déjeuners forestiers contre une table gastronomique. D’ailleurs, nos casse-croûtes le sont à leur façon, gastronomiques : pain au levain, sublimes rillettes de canard, cornichons à l’aigre-douce, tomates-cerises mûres à point, munster fermier, raisin muscat, bière blonde pour François et Earl Grey brûlant pour moi. D’ailleurs, il faut nous voir tous les matins dans la petite cuisine du chalet, préparant notre déjeuner avec une attention de grand chef car, tant qu’à pique-niquer, autant que tout soit très bon. Il faut toujours ajouter du plaisir au plaisir.

Nous marchons depuis presque deux heures maintenant, nous arrêtant de temps à autre pour reprendre notre souffle, boire une gorgée d’eau, et, immobiles, prendre la mesure de tout ce qui nous entoure – des épicéas majestueux à ce modeste lichen gris-bleu semblable à un bouquet de corail miniature et dont je me suis délicatement emparée, petit trésor dans ma poche . L’immobilité est l’alliée du détail. Ne plus bouger et écouter la forêt tout autour de nous, l’écouter respirer, bruisser, vivre sa vie de forêt.

13h- Nous avons quitté le chemin et décidé de déjeuner là, un peu en contrebas sur de gros rochers au cœur de la forêt. Un rocher pour les fesses, un rocher en guise de table. Mes talons s’enfoncent dans l’humus moelleux tapissé d’aiguilles de pins et de mousse velours de soie. Martellement d’un pic. Nous échangeons un sourire et déballons sans bruit notre festin. Au loin, le murmure d’un ruisseau et au-dessus de nos têtes la voute des arbres sur le bleu d’été du ciel. Je mords dans un sandwich et me sers un mug de thé brûlant, le pose sur une galette de mousse notant que cela est beau, le bleu sur le vert. François croque dans une tomate, me fait un clin d’œil et me dit « on est bien, non ? ». Oui, on est bien. Je suis bien, comme je ne l’ai pas été depuis trop longtemps. Calme, calmée. Tout est loin hormis ceux que j’aime. Je pense à mes parents, à Diane qui m’a donné le goût de la forêt et en est privée et cela me fend le cœur. Je respire un grand coup, la gorge nouée, et me détourne pour dissimuler une larme sur ma joue. Pourtant ce moment est parfait, une apogée de bonheur forestier en quelque sorte, mais teinté de mélancolie, de la tristesse de ne pas le partager. Et puis, je sais aussi la brièveté de ce bonheur car dans quelques jours il me faudra retrouver le Nord comme on retourne en prison. Je pense alors à Diane qui me dirait « mais profite, profite pour moi, rien n’est plus beau que la forêt ! » et elle a raison. Je me secoue, avale une gorgée de thé puis me tourne vers François et lui lance avec un sourire « T’as raison, on est vraiment bien ! ». Nous poursuivons notre repas sans presque parler, amollis comme de gros chats par la chaleur et la nourriture. Tous mes muscles se sont détendus et je crois bien que je pourrais m’endormir là, avec le vent sur mes bras nus, bercée par le bruissement des pins. Pour l’heure mon univers se résume à cette forêt. Pas de liste de courses, de petit chef médiocre, d’embouteillages, de collègues déprimants, de contraintes … Je suis libre.

Il est dans la vie des moments parfaits dont nous ne mesurons qu’ensuite, avec le recul des années et leur lot de déconvenues, de peines et l’âge faisant son œuvre, la perfection, et prenons alors conscience qu’il s’agissait du bonheur, tout simplement. Mais aujourd’hui, je le sais – peut-être parce j’ai déjà vécu bien longtemps -, que ce moment est parfait, en adéquation totale avec ce qui m’est nécessaire, ce à quoi j’aspire et ce qui m’est offert. Et même si j’ai appris que les arbres libèrent des phytoncides – ces molécules qui lorsque nous les respirons ralentissent notre fréquence cardiaque, diminuent notre stress et boostent notre système immunitaire -, je crois que mon bien-être forestier s’ancre au plus profond mon être. La forêt est un retour à la maison, à nos sensations animales et à une satisfaction toute primitive de nos sens. La forêt est une maison vivante, un monde en soi, un infini, le refuge ancestral.

Notre repas terminé nous poursuivrons notre marche sous les arbres puis, le soir venu, rentrerons dans notre cabane à l’orée de la forêt. Je m’installerai sur la petite terrasse pour siroter une tasse de thé tout en grignotant des biscuits salés et attendre que la nuit soit venue, noire et bleue, avalant les arbres alentour. Tout autour de la cabane, des bruits feutrés, le frémissement des sapins et au loin la cloche de l’église du village qui sonnera les heures … Nous ferons un feu, à la sauvage – foyer à même le sol entre de grosses pierres de grès rose -, pour y griller lard et saucisses avec un plaisir d’enfants jouant à Robinson. François aura improvisé une salade composée et j’aurai débouché une nouvelle bouteille d’un bordeaux comme du velours. Pas de télévision, ni de radio et nos portables silencieux mais des livres et les accords à la guitare de mon compagnon des bois …. Le monde est loin.

Tout est parfait.

***

Burano

Aussi incroyable que cela puisse paraître, je n’étais jamais allée à Burano, découragée à l’idée de devoir affronter les troupes de touristes d’un jour que cette île attire comme un aimant. Autant à Venise on peut les semer, autant cela m’a toujours semblé plus difficile sur cette ile minuscule. Mais la pandémie ayant eu au moins le mérite de tenir à distance les hordes de barbares, je me décidai à quand même y passer une journée.

Levée très tôt, je filai prendre le vaporetto sur les Fondamente Nove. Une petite demi-heure de marche sans croiser grand monde – heure matinale oblige – par les chemins connus de la Celestia et de San Zanipolo. Arrivée sur le ponton je déchantai quelque peu. Une vingtaine de touristes déjà épuisés par la chaleur attendaient le vaporetto pour Burano, des français pour la plupart à l’exception d’une tonitruante famille d’allemands dont le petit dernier avait été affublé d’une casquette de marin portant l’inscription « Venezia ». Pauvre gosse. On repère vite les gêneurs qui nous gâcherons à coup sûr un moment sensé être agréable. Ceux-là allaient s’avérer très doués et par malchance, ils eurent la bonne idée de s’installer non loin de moi. La mère, regard vide et méchant, parla fort pendant tout le trajet interpellant de temps à autre ses gros adolescents avachis quelques sièges plus loin. Petit enfer. Avais-je eu une bonne idée en me rendant à Burano ? Je commençais à en douter. Je changeais de place et tentais d’oublier les affreux.

J’avais prévu de descendre à Mazzorbo pour rejoindre Burano par le pont qui relie les deux îles après y avoir flâné et déjeuné. C’était une bonne idée. Je fus en effet la seule à descendre du bateau. Le quai était vide et le calme absolu. Seul le bruit du vent dans une chaleur de désert. Les jardins des quelques maisons faisant face au chenal débordaient de glycines et de jasmins et, un peu plus loin, une rangée de pins parasols bordait l’allée longeant le mur d’enceinte des jardins de Venissa. Cet endroit me plût immédiatement. Il est comme ça des lieux qui concentrent tout ce qui nous plait et nous correspond : sobriété des lignes graphiques des pins et du canal, bleus-vert de la lagune, air iodé chauffé à blanc et ombres nettes des maisons dans un soleil de presque midi. A la pointe de l’île un petit jardin public à la pelouse râpée et aux grands arbres offrait un refuge d’ombre fraiche sous le chant des cigales. J’y restai un moment, absorbant simplement le charme du lieu. J’avais le temps. Une table m’attendait chez Venissa et j’avais devant moi une longue après-midi que je comptais d’ailleurs étirer jusque très tard car la lumière est toujours plus belle à la fin du jour.

Arrivée à Burano, je choisi d’éviter les ruelles les plus touristiques et d’en explorer d’abord la périphérie – si l’on peut dire, tant cette île est petite –, là où les couleurs des maisons sont parfois un peu délavées et la peinture écaillée. Les portières de toile jaune citron ou bleu vif se gonflent sous le vent, et bougainvillées et plumbago grimpent le long des murs. Pas un chat, il est encore tôt dans l’après-midi. Silence de village Cycladique.

Plus loin, les couleurs des maisons claquent et explosent. C’est beau mais, là où les touristes affluent, un peu trop repeint à mon goût, trop neuf, trop impeccable. Il faut alors s’éloigner, emprunter les ruelles perpendiculaires, traverser l’île de part en part et s’apercevoir que la couleur est partout et fait véritablement partie de Burano mais d’une manière moins factice. Les plus petites maisons des plus petites ruelles, celles cachées au fond d’une impasse ou face à la lagune là où aucun touriste ne passe, arborent des couleurs de bonbons, vert pistache, fuchsia, jaune citron ou en gardent les traces, magenta évanoui, outremer délavé. Et c’est cela qui est beau et montre que la ville est bien vivante : la juxtaposition du neuf et du décrépi, du pimpant et de l’abandon des couleurs au passage du temps. Les quelques ruelles qui semblent destinées presque uniquement aux touristes (et où l’on trouve d’ailleurs les inévitables boutiques de dentelle et de biscuits), ne sont finalement qu’une part infime de l’île, un décor léché que l’on expose pour pouvoir vivre tranquillement derrière la carte-postale.

Derrière le décor, je m’y posai un moment, sur un banc rouge face à la lagune, attendant la lumière propice à la photographie et me reposant de la chaleur. Sur le banc voisin vinrent s’asseoir deux vieilles dames, avec mots croisés et tricot, se parlant peu, sans doute habituées l’une à l’autre autant qu’au lieu. Une troisième, beaucoup plus jeune, un sourire dans les yeux et aux lèvres les rejoignit et me demanda si elle pouvait s’asseoir à côté de moi. Oui, oui bien sûr, je me levais lui laissant toute la place car après tout, ces bancs face à la lagune et à l’arrière de leurs maisons étaient les leurs en quelque sorte. Elle m’intima gentiment l’ordre de me rasseoir et m’expliqua qu’elle ne resterait de toute façon que le temps d’équeuter ses haricots verts. Elle posa effectivement un panier sur ses genoux et se mis au travail. Je lui dis qu’elle avait choisi le meilleur endroit pour préparer son repas du soir. « Si ! » répondit-elle en me montrant d’un geste de la main la lagune et le ciel. Ne pas parler la langue de l’autre n’empêche nullement l’échange. Je comprends un peu l’italien et baragouine quelques mots, elle ne parlait pas français. N’empêche, la conversation alla bon train avec force sourires et mimiques expressives ; elle m’expliqua notamment que son fils était un peintre très connu de Burano spécialisé dans les portraits. Le fils en question fit d’ailleurs une apparition, baba cool maigrelet aux cheveux longs, qui s’inquiéta de l’heure du dîner avant de repartir aussi rapidement qu’il n’était arrivé. Je souri intérieurement me disant qu’on a beau être grand peintre, on n’en aime pas moins la cuisine de maman.

La lumière perdant en intensité et les ombres s’allongeant, je repris ma balade. Il ne restait que quelques touristes et les habitants avaient repris pleine possession des ruelles, sortant chaises et fauteuils de jardin pour se réunir entre les rangées de maisons. Des enfants jouaient au ballon sur la piazza Baldassarre devenue vaste terrain de jeux. L’atmosphère étaient intime, une ambiance de village où l’on est entre-soi.

Je rentrai en rebroussant chemin vers Mazzorbo pour y reprendre le bateau vers Venise. Le vent était tombé, le soleil couchant dorait le quai et l’air était délicieusement doux. Aucun bruit. Juste le clapotis léger de l’eau. C’était un de ces soirs d’été parfaits dont on voudrait qu’ils ne finissent jamais. Ces îles m’avaient charmée et en cet instant tout semblait vouloir m’y retenir encore un peu.

Sur le bateau presque vide du retour, je griffonnais dans mon carnet : « Si je devais choisir, ce serait une maison sur l’île de Mazzorbo ou Burano, face à la lagune. Il y a le vent, les verts et les bleus, les cigales en concert dans les pins parasols. Ça ressemble à la Grèce, aux îles grecques en Italie. Il y a cette qualité de silence dans la chaleur de midi, les parfums de pins, l’air iodé légèrement poisseux. Et il n’y a presque pas de pigeons … ».

Comme quoi …