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Le temps des Craven A

Qui se souvient des Craven A ? Vous savez, ces cigarettes anglaises dont le paquet rouge et blanc s’orne d’un chat noir …

Pour ma part, je les avais oubliées jusqu’à la relecture, la semaine dernière, d’un texte de Lorenzo Cittone dans son excellent blog TramezziniMag. Lorenzo y évoque un passé d’étudiant à Venise, les cafés, les amis … tout un pan de jeunesse disparue, tout un pan de notre jeunesse perdue …

J’ai toujours détesté l’école – synonyme pour moi de contrainte absolue – et même le lycée, même les Beaux-arts ne m’ont pas fait changer d’avis. Pour autant, les troquets de la fin des cours et la cafétéria des Beaux-arts ne me laissent pas de si mauvais souvenirs. On pensait alors que l’on avait le temps et que le monde nous appartenait. La vie s’est chargée ensuite de nous prouver que nous rêvions.

Le billet de Lorenzo est empreint de cette nostalgie particulière qui se développe autour de la cinquantaine et qui nous fait presque regretter l’époque lointaine où nous étions jeunes, libres et disposions d’une plage infinie de temps se déroulant devant nous.

A vingt ans on regarde la vie du haut de son ignorance.

Et d’autant plus lorsque l’on a eu la plus heureuse des jeunesses.

Mon insouciance d’alors (que je dois à mes parents), je n’imaginais pas une seule seconde qu’elle ne durerait pas toute la vie. Je ne me souciais pas de l’avenir et n’anticipais rien puisque tout devait selon moi se poursuivre de cette manière. Lire, dessiner, partir en voyage, prendre le thé tous les jours avec Diane et parler sans fin. Il y avait bien sûr la contrainte de l’école, mais cela était accessoire. Le clan familial me protégeait et me nourrissait – dans tous les sens du terme : bœuf bourguignon, politique, osso bucco, Don Giovanni, poires Belle Hélène, géologie et botanique appliquées … Certains diront qu’il faut vivre sa jeunesse loin des parents. Oui, mais cela aurait été beaucoup moins passionnant – et puis l’un n’empêche pas l’autre (c’est ce que j’ai fait). J’ai eu la chance d’avoir des parents jeunes, férus de littérature, de musique et de peinture, aimant les voyages et les rencontres. Mes camarades d’alors ne m’offraient pas cette même ouverture (les boites de nuit ne furent jamais ma tasse de thé) et, sauf à de rares exceptions, ils ne m’apprenaient rien de vraiment intéressant. Pourquoi alors me serais-je privée de cette richesse sous prétexte de vouloir ressembler à ceux de mon âge ? Je me sentais étrangère à leurs engouements et n’aspirais pas à être comme eux mais plutôt à contre-courant, c’est-à-dire comme j’avais envie d’être. Pas de rébellion convenue pour moi ; à la drogue et au rock dur je préférais Antoine Vitez et Picasso. Je n’en tire aucune fierté, c’était comme ça, voilà tout. J’écoutais mes envies de découvertes et j’avais la chance de pouvoir les satisfaire sans avoir à me préoccuper des contingences bassement matérielles qui étaient pourtant le lot de la plupart.

Mon point de vue était limité. Mais ça, seule l’épreuve de la vie peut nous le faire comprendre. Ça s’appelle l’expérience, non ?

La jungle du monde du travail, les luttes de pouvoir, les petits-chefs, les coups bas, les amis dont je m’aperçus qu’ils n’en étaient finalement pas, les amoureux néfastes, les trahisons et les disparitions, tout ça c’est la vie. Et comme dit Diane, on l’apprend toujours assez vite. Mes parents étaient du côté du bonheur.

Ma jeunesse fût donc lumineuse mais ne me laissa pas démunie pour autant lorsque j’eus à affronter le monde dans toute sa dureté. Je crois à l’apprentissage par l’exemple et l’exemple qui m’était donné fut celui de ne jamais courber l’échine, de toujours lutter pour un monde juste et égalitaire et d’exprimer haut et fort ce que l’on pense.

Ne jamais se soumettre. Je l’expérimentais très tôt. L’école a ses règles que les enseignants appliquent avec plus de ou moins de perversité lorsqu’il s’agit de punir. À Hartsoune-le-nain – comme nous surnommions notre prof de mathématiques qui, disgraciée par la nature, prenait sa revanche en classe en collant les élèves le samedi matin -, je rendis un dessin là où elle attendait une dissertation sur l’intérêt de la discipline. J’avais passé mes quatre heures de colle à lire un bouquin sous l’œil goguenard du surveillant puis, alors qu’il ramassait nos copies, sorti de mon cartable le dessin que j’avais crayonné la veille au soir. Mon interprétation de la discipline, dans laquelle Hartsoune apparaissait – en uniforme kaki joliment décoré de svastikas, bottes en cuir, cravache à la main et élèves couchés à ses pieds – avait fait sourire le surveillant et enrager celle qui se découvrait ainsi portraiturée. La satisfaction que j’en tirais, le rapport que j’avais instauré par le biais de mon dessin, me permirent de supporter ses cours de maths jusqu’à la fin de l’année scolaire. L’injuste punition s’était retournée contre elle en quelque sorte. Ne jamais plier devant la méchanceté et la bêtise.

Sans mon insouciance d’alors et l’impression très tôt éprouvée d’être en décalage, différente des autres car ayant des parents qui me semblaient toujours tellement plus libres, plus drôles et surprenants que ceux de mes camarades, aurais-je pu résister aux tempêtes de ma vie future ? Non, je ne crois pas. Cela n’est nullement une recette qui vaut pour tout enfant mais, pour ma part, ce fut la bonne.

En fait cette insouciance, le regard porté sur moi dans l’enfance, l’exemple d’intelligence, de lutte et d’anticonformisme qui m’était donné m’a toujours fait me sentir libre, positionnée à côté – et non pas au dedans – d’un système (l’école, le monde du travail …) que je devais certes subir mais dont je savais pouvoir faire la critique, ou torpiller, par la parole, la caricature ou une résistance qu’elle soit très active (à 8 ans j’accompagnais mes parents aux portes d’usines pour distribuer des tracts et j’étais de toutes les manifs) ou passive (la force de l’inertie pouvant parfois être redoutable).

A 15 ans, à 20 ans, je ne savais rien mais je savais au moins ça. Et cela me sert encore aujourd’hui.

Pour le reste, oui, je ne savais rien.

J’aime cette phrase de Claudie Gallay dans Seule Venise à propos d’un jeune couple bêtement amoureux : « la vie ne leur était pas encore passée dessus » …

A 20 ans la vie ne m’était pas encore passée dessus.

Depuis, je pense ne pas avoir foncièrement changé ou plutôt, comme certains diraient, j’ai juste empiré… Les traits de caractère se renforcent avec l’âge disait un neurologue à propos de ma grand-mère. Et d’une certaine façon, cela me rassure.

Ce qui en revanche peut m’angoisser – et de plus en plus à mesure que les années passent – ce sont justement ces années qui filent de plus en plus vite.

Le temps nous est compté et c’est le privilège de l’âge que d’en avoir conscience de manière aussi vive. La longue plage du temps infini de nos 20 ans est bien entamée et la vie nous a prouvé que nous rêvions. Nous le savons mais nous l’oublions, fort heureusement.

Aujourd’hui, je cours après le temps mais non sans avoir malgré tout conservé ma capacité à savoir le perdre : rogner sur mon temps de sommeil pour retrouver un livre dans ma bibliothèque ; arriver en retard à un rendez-vous car la roseraie de Courtrai débordait de roses et que, non, je ne pouvais pas ne pas y faire une halte ; me relever la nuit pour contempler une éclipse de lune ; tenter de suivre un papillon-colibri dans sa longue course au nectar ; observer aux jumelles des chardonnerets élégants (c’est leur nom !) ou le vol infini des hirondelles ; m’octroyer une dernière tasse de thé alors que, pourtant, il faut y aller ; déguster lentement un sandwich au crabe dans le chaos des grands travaux ménagers ; ne pas rentrer avec les autres pour profiter encore un peu du soleil qui se couche sur la mer du Nord …

Et si savoir perdre du temps était la seule manière qui vaille de ne pas le laisser filer ? De toutes façons, dès le départ, la lutte est inégale et le temps aura notre peau alors ayons l’élégance de ne rien montrer de notre angoisse.

Quant à savoir … je sais maintenant que je ne sais rien ; sauf peut-être qu’il nous faut profiter de chacune des secondes de la liberté que l’on se donne en prenant le temps.

Ni dieu, ni maitre (et ni montre) …

 

 

 

*******

 

TraMeZziniMag
J’ai découvert ce blog par hasard, il y a quelques années, alors que je faisais des recherches sur Venise. Depuis, j’en suis une lectrice assidue et admirative et aime d’ailleurs à relire certains anciens articles comme on aime à sortir de sa bibliothèque les ouvrages d’un auteur dont on se sent proche et qui sait si bien exprimer ce que l’on peut penser ou ressentir. Il est rare – mais tellement réconfortant – de se découvrir une proximité de pensée et la même attention sensible à ces petits riens de la vie que décrit si bien Lorenzo.
Erudition, intelligence et sensibilité. Et tout cela dans une très belle écriture !

Pour découvrir le blog : c’est ICI
Pour découvrir « Un parfum de Craven A », textes de Lorenzo Cittone : c’est ICI

 

2 commentaires

  1. Mary Line dit

    Quel magnifique article ! merci d’avoir trouvé les mots, merci pour ce témoignage.
    J’espère que vous ne m’en voudrez pas de l’avoir partagé sur ma page Facebook « Des mots d’ailleurs  »
    @bloggymary46 · Communauté.
    Ce texte me parle tellement . Avec toute mon amitié. Mary.

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    • Merci Mary Line pour votre commentaire ! Je suis heureuse de lire que vous avez apprécié cet article et de vous compter parmi mes fidèles lecteurs !

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