Il y a des jours comme ça.
J’avais quitté le boulot tardivement, à cette heure où les couloirs et le parking souterrain redevenus déserts en deviennent presque effrayants. Plus personne, une ambiance d’après la bombe, calme mais anormale. J’étais seule et pas mécontente de l’être. Tout le monde avait quitté le navire hormis les vigiles qui devaient à cette heure siroter une bière confortablement installés dans leur PC sécurité. J’étais crevée, amère et dégoutée. Il y a des jours comme ça, de ces jours où l’on se sent coincés, ayant dû subir la médiocrité et la méchanceté ambiante. J’avais lentement regagné ma voiture et une fois à l’air libre, les grilles ouvertes sur la liberté, j’avais respiré un peu mieux, m’étais calée sur mon siège et enclenché l’autoradio. Il n’y a qu’en voiture que j’écoute la radio. Je pianotais, m’arrêtai un moment sur la radio flamande – j’aime cette langue à la fois âpre et onctueuse, le flamand de Flandre, beaucoup plus rond et doux que celui des Pays-Bas, me repose, comme une musique – passai vite les infos, radio classique, fit défiler les stations d’un doigt, rapidement. Je savais ce que je voulais entendre sans pour autant pouvoir dire ce que je voulais. Alors je cherchais, jusqu’à reconnaitre la voix si particulière de Michka Assayas qui disait « peut-être que ceci vous dira quelque chose » suivi de ces premières notes égrenées en cascades, premières secondes de cette chanson immédiatement reconnue, ce « Mystery of Love » que j’aime tant.
Ma voiture filait maintenant sur l’autoroute et à ma gauche le ciel se teintait de rose tendre et d’orange dans un dégradé d’une pureté parfaite. Un ciel de soir d’été, lorsque la chaleur décroit, comme à l’unisson d’une décélération des choses, d’un repos de la terre et d’une respiration, enfin. Il est des conjonctions qui ne peuvent être le fruit du hasard. Et cette chanson tellement mélancolique en était la preuve ; cette chanson qui parle d’amour, de ce qui ne dure et de ce qui reste, malgré tout.
Rien ne dure. C’est bien là le problème. Et j’en faisais d’ailleurs l’expérience de manière peut-être plus aigue depuis quelques années, tout foutait le camp et je ne pouvais rien y faire. La faute à l’âge sans doute, à cette angoisse sourde qui doit tous nous saisir à un moment donné ; plus d’années derrière que devant et tout notre passé comme englouti, mais pas que. Rien n’était plus comme avant, malgré tous mes efforts.
Ça passait, ça filait à toute berzingue, trop vite, beaucoup trop vite.
Moi j’aurais voulu pouvoir encore faire de la balançoire dans le jardin de ma grand-mère, manger des cuberdons chez Marcel, regarder rire Marie derrière son verre de vin blanc, lire le Club des cinq en buvant de la grenadine, aller au lycée, aller aux Beaux-Arts, rouler en 2cv, retrouver les premiers rendez-vous, the first time that you kissed me, rire, rire en ignorant que tout à une fin et que rien ne dure. Et changer le cours des choses, oui, surtout changer le cours des choses. C’était ça en fait. Je me suis souvent dit que nous devrions pouvoir, à vingt ans, visionner un court métrage de ce que serait notre vie à soixante. Sûr qu’on ne ferait pas les mêmes erreurs et surtout que l’on écarterait d’emblée cette personne qui nous fut présentée chez Angelina ou cet homme dont il nous faudrait des années pour comprendre qu’il n’était pas fait pour nous. Toujours se fier à la première impression. Ne pas laisser leur chance aux autres et sauver sa peau, être moins polie, c’est ce que j’aurais dû faire. Je pensais à tout ce que nous avions perdu, à tout ce que l’on nous avait enlevé, à tout ce qui ne sera plus et à ce thé chez Angelina en compagnie de celle qui n’aurait jamais dû croiser notre route familiale …
Je jetais un œil sur le ciel et me dis qu’il était sacrément beau et que c’était un cadeau du ciel justement, que la musique lui allait bien, ou l’inverse.
N’empêche tout foutait le camp et j’avais le moral au plus bas. Il n’aurait pas fallu, à cet instant précis, que quelqu’un me dise que tout irait mieux et qu’il me fallait être positive, je l’aurais tué. La nostalgie de cette chanson faisait affluer les souvenirs, ils se bousculaient de manière décousue et sans lien apparent si ce n’est qu’il s’agissait de ces moments heureux dont on ne mesure pas lorsqu’on les vit à quel point ils sont le bonheur, tout simplement.
La chanson se terminait et j’étais presque arrivée. Je ravalais mon chagrin dans un gros soupir et me dit qu’une glace au lait d’amande s’imposait. Il en restait deux dans mon congélateur que je conservais pour « au cas où ». Je garai ma voiture dans un état second, toute encore dans cet avant qui avait disparu et ne reviendrai plus.
La glace au lait d’amande me fit le plus grand bien.
Et puis, je savais bien au fond de moi que, même si les déserteurs nous laissaient en plan, je pouvais encore arrêter le temps, un petit peu. Il suffisait de le vouloir et de tenter de toutes ses forces de toujours être du côté du bonheur.
Malgré tout.
●
« Mystery of Love – Demo » de Sufjan Stevens
Mystery of Love fait partie de la bande originale du très beau film Call Me by Your Name, de l’Italien Luca Guadagnino. La version dont je parle ici, et que présentait Michka Assayas, est en fait la maquette récemment parue de cette chanson. Sa sobriété amplifie, je trouve, l’émotion que nous pouvions déjà ressentir à l’écoute de la version musicalement plus élaborée du film. Ma version préférée donc, une pure merveille nostalgique …
A écouter ICI.



Poignant et toujours et encore poétique. Tu as su si bien tout à la fois décrire la beauté d’une soirée d’été à filer sur la route au son d’une musique envoûtante et évoquer cette « angoisse sourde » qui nous tenaille alors que notre vie s’écoule et que nos souvenirs d’enfance restent si vifs, si réconfortants et déchirants. Oui, tout ira mieux !!! 🙂 Moi aussi, j’aime la glace au lait d’amandes, avec la petite cerise au sommet. Merci, Virginie, pour la promenade, l’émotion, la réflexion et la poésie ! Bisous
J’aimeJ’aime
Merci pour ce texte et ces mots. Nostalgie et souvenirs, non pas des regrets, ni du dépit. Juste la fatigue liée à un rythme qui nous convient mal mais que nous avons laissé prendre tellement d’importance qu’il nous faut beaucoup beaucoup de recul et de travail intérieur pour enfin se rendre compte que si vieillir et mourir un jour sont des choses naturelles, le travail, la course effrénée vers toujours plus, le progrès et l’argent, idoles de ce monde… Avez-vous lu ce merveilleux petit livre de Mathieu Terence, Petit éloge de la joie ? Certaines des pages qu’il contient font écho à cette belle version de Mistery of Love, très belle que moi aussi j’écoute -– presque en boucle quand j’écris – et à vos réflexions. Que votre été soit doux. Bien à vous,
Lorenzo (Tramezzinimag)
J’aimeJ’aime