Venise me manquait. Depuis presque deux ans, Venise me manquait. Je voulais la retrouver, la retrouver en hiver, presque débarrassée de ses hordes de barbares, calme et ne se livrant qu’à ses seuls amoureux, aux promeneurs solitaires, aux amis des lettres et des chats, aux contemplatifs, aux doux et aux discrets qui arpentent la ville avec la légèreté d’un félin pour mieux s’y fondre et s’en imprégner.
Je me décidais en décembre, presque sur un coup de tête. Le temps maussade, la pesanteur d’un travail qui ne me satisfaisait pas, la sensation d’être empêchée, contrainte à l’inaction, empêtrée dans le quotidien furent somme toute de bons aiguillons. Nous étions un dimanche soir, moment déprimant s’il en est – le week-end, espace lumineux de liberté, étant toujours trop bref – et je prenais un thé tardif avec Diane, histoire de prolonger encore un peu notre après-midi en famille ; j’aime les dimanches-refuges que l’on clôt par du thé brûlant et de la tarte aux pommes servie dans nos assiettes Burgenland (les dimanches sont de l’enfance prolongée). C’est Diane qui me convainquit d’enfin me décider. Elle me connait mieux que quiconque et m’encourage toujours à prendre la bonne direction. Hôtel et billet d’avion furent donc réservés en quelques clics.
Cette nuit du dimanche au lundi, je m’endormis un sourire aux lèvres et endurais ensuite tout le mois de janvier sans broncher. La perspective de retrouver Venise en février me permettant de prendre le recul nécessaire quant à l’agitation professionnelle, assez vaine. J’étais également heureuse d’avoir réussi à mettre en pratique mes bonnes résolutions de ce début d’année ; résolutions que je devais mûrir depuis un bon moment : ne pas remettre à plus tard ce qui m’est nécessaire et retrouver les lieux qui me correspondent.
Et cela même si je devais le faire seule car Monsieur Bruxelles n’aime ni les villes, ni les voyages et il nourrit à l’égard de Venise l’aversion de qui ne la connaît pas vraiment. Pour lui, trop de touristes, trop de pacotille, le Disneyland du romantisme … Ce n’est pas faux. A Venise, le tourisme de masse est une calamité. Les barbares, tout comme les pigeons, souillent la ville. Pire, ils la maltraitent, la prennent d’assaut, l’expédient en un tour de gondole et une traversée de la place Saint-Marc, se déplacent en groupes bruyants, aveugles à la beauté environnante, les yeux rivés sur leurs smartphones et se selfisant à tout va. Ils n’auront rien vu mais auront « fait Venise » … Tout est une question d’éducation et de culture. Et loin de moi, l’idée d’interdire la découverte et l’accès à la beauté. Chacun a le droit d’en profiter. Mais, mon dieu ! Un peu de tenue ! Les lieux imposent pourtant une attitude. J’ai le souvenir d’un clochard à la Prévert qui s’invitant à un vernissage, dans mon ancienne vie professionnelle, avait déambulé entre les œuvres, se redressant dans son vieux costume, le cheveu frais peigné, une coupe de champagne à la main, l’autre dans le dos à la manière d’un amateur éclairé s’inclinant de temps à autres pour examiner le détail d’une peinture. Il n’en oubliait pas de piocher canapés et petits biscuits mais il avait de l’allure, s’était adapté et fondu dans un milieu dont il profitait gentiment et s’était même intéressé à ce qu’il découvrait accroché aux cimaises. J’avais pensé alors qu’il avait – et peut-être plus encore que tous les autres invités réunis – le droit d’être là. Peut-être est-ce finalement le groupe qui induit un comportement de barbare ? Seuls, tout seuls, les individus de ces mêmes groupes auraient-ils la même envie de brailler, d’envahir les campi et de squatter les ponts ? Pas si sûr.
Je partis donc le 20 février dernier pour plusieurs jours de retrouvailles avec ma Venise.
J’arrivais en fin de matinée. Le temps était couvert mais j’avais pu l’apercevoir par le hublot de l’avion car « Venise est un poisson » posé sur la lagune entre les méandres de l’eau verte et du sable grège.
Vite, sortir de l’aéroport, s’étonner comme à chaque fois des grands pins parasols qui bordent les accès aux transports d’eau puis attendre la navette de l’Alilaguna qui me mènera aux Zattere et sourire en observant l’un des employés de la compagnie, des yeux étirés en amande, un visage tout droit sorti d’une peinture de la Renaissance italienne. Pas de doute. Je suis à Venise.
J’avais choisi de séjourner dans mon hôtel situé dans l’un des endroits que je préfère à Venise, sur les Zattere, juste en face de l’île de la Giudecca. De là, on aperçoit l’église du Redentore, San Giorgio et l’alignement graphique des maisons de l’autre côté du canal. Ici la ville s’ouvre vers le ciel, semble y respirer, faire le plein de l’air du large, du parfum de la mer. J’aime ce contraste de la ville tortueuse, labyrinthique et de la lagune sous le ciel. La lumière y est sublime, quelle que soit la saison.
Aujourd’hui, l’eau est verte, d’un vert clair un peu laiteux, entre le vert prasin et le vert céladon, un vert propre à Venise, écho d’un ciel gris clair dans lequel courent des nuages d’un gris à peine plus foncé.
Avant de partir, je m’étais fixé un but, enfin plutôt trois : retrouver mes marques, flâner et me perdre mais surtout aller à la rencontre de deux peintures de Giovanni Bellini. J’eus, lors de mes études aux Beaux-Arts, la chance d’avoir des cours d’histoire de l’art dispensés par le peintre Eugène Leroy. Il enseignait l’histoire de l’art à sa manière c’est-à-dire sous forme de longs monologues, entrecoupés de longs silences, dans lesquels il évoquait son amour pour Rembrandt. Il nous racontait se rendre souvent dans les musées de Hollande, et notamment au Rijksmusem, pour y contempler une seule et unique peinture. C’est ce que je voulais faire. Ne pas saturer mon regard mais m’imprégner, en les apprenant presque par cœur, des deux peintures que je voulais voir « en vrai »…
Pour l’heure, après avoir siroté un indispensable thé Earl Grey dans le salon de l’hôtel (le thermomètre ne dépassait pas les 3 degrés), il était temps de retrouver mes chemins à travers la ville. Je voulais vérifier, en guise de préambule à mon séjour, si mes automatismes, ma boussole intérieure fonctionnaient encore. Et je fus surprise. J’empruntais le rio Terra Foscarini, franchis le pont de l’Académie (malheureusement en travaux) puis, sans plan, les mains dans les poches j’atteignis la Fenice, le campo Sant Anzolo et enfin le palazzo Fortuny sur le campo San Beneto. Je gagnais ensuite, en faisant de nombreux détours mais toujours sans me perdre, la place Saint Marc, le nombril de Venise. S’y rendre le jour de mon arrivée c’était en quelque sorte choisir un point de départ à ma longue promenade à travers la ville. Et puis, la basilique Saint Marc procure toujours un choc visuel et un émerveillement qui ne s’émousse pas. Il est ainsi des monuments décrits cent fois, photographiés mille fois, emblématique jusqu’à l’écœurement et qui pourtant vous saisissent et vous laissent à la fois étonnés et éblouis. Et, comme à chaque fois, il me plaît d’imaginer la stupéfaction des voyageurs des siècles passés arrivant à Venise et débouchant sur la piazza. Cet étonnement – que l’on peut d’ailleurs ressentir pour chaque fragment de la ville – il faut le cultiver, se laisser surprendre et, là plus que partout ailleurs savourer ce condensé du temps, de l’histoire, et prendre conscience que l’on est bien ici et maintenant mais également ici et avant. A Venise le temps est élastique et le voyage que nous faisons est à la fois géographique et temporel. Il faut en lire l’histoire dans les livres et dans l’entrelacs de ses ruelles mais également se raconter des histoires. Chaque palais, chaque maison, chaque pont nous y incitent et pour peu que l’on prenne le temps de la contemplation, nous pouvons éprouver et ressentir ce que les vénitiens des siècles passés ont pu eux-aussi éprouver et ressentir : la beauté d’un rayon de soleil sur la lagune, de la ville se découpant dans l’encadrement d’une fenêtre ou celui d’un campo sous la lune … Rien ne change.
Rien ne change, oui, même si tout change. Tourisme de masse, multiplication indécente des boutiques de luxe (l’une des plus importantes librairies a cédé la place à un « temple Vuitton » !) n’auront cependant pas la peau de Venise. Elle en a vu d’autres et les barbares contemporains seront balayés par ceux (vénitiens et amoureux de Venise) qui se battent pour qu’elle ne devienne pas un musée mais reste bien vivante, une ville vivante et habitée, dans tous les sens du terme.
La nuit tombait doucement, bleue et froide, et la place se vidait de ses touristes et de ses pigeons. J’avais commencé à reprendre la mesure de la ville et m’en réjouissais. Cela méritait bien une halte chez Florian – qui en dépit de la foule qui s’y presse reste immuablement plaisant et puis, je n’avais rien avalé depuis le matin. Ce fût tramezzini au thon et aux olives vertes puis chocolat chaud (divinement épais et parfumé) et petits biscuits.
Je pouvais maintenant reprendre en rythme lent le chemin de la Calcina et attendre avec impatience le lendemain et tous les jours suivants.
A suivre …
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