Les jours suivants, je déambulais donc, le nez au vent, un plan dans la poche. J’avais, certes, rendez-vous avec Giovanni Bellini mais j’avais le temps, tout mon temps et il faut d’ailleurs savoir ne pas se précipiter, attendre un peu, décaler la rencontre pour mieux la savourer ensuite. Je fais partie de ceux qui dégustent d’abord la boule de glace dont le parfum leur plait moins et gardent l’autre, qu’ils préfèrent, pour la fin.
Je fis ainsi plusieurs longues balades dans Cannaregio au nord-ouest de la ville, quartier calme et à la fois très vivant, à l’écart des circuits touristiques car éloigné du cœur de la ville.
Pour l’atteindre depuis les Zattere, je longeais le canal San Vio, attrapais le vaporetto pour remonter le Grand Canal jusqu’à San Marcuola.
Puis, après avoir jeté un œil sur mon plan, mémorisé les directions à prendre et la structure des canaux principaux, je me perdais sans me perdre.
A Venise chaque erreur est récompensée. Se perdre, hésiter permet de découvrir des merveilles.
Je croisais très peu de touristes mais beaucoup de vénitiens, un bateau-poubelle, des ouvriers, des enfants au retour de l’école, une factrice distribuant le courrier, de vieilles dames faisant la causette sur un pont … La vie vénitienne.
Je m’arrêtais souvent, revenais sur mes pas, savourais le spectacle des ruelles puis entrais, parce qu’il faisait quand même très froid, prendre un petit espresso macchiato (excellent), installée au comptoir de la Torrefazione Cannaregio.
Venise en hiver. Certains de mes amis n’avaient pas compris pourquoi je n’attendais pas les beaux jours. « En été, ça doit quand même être plus sympa, non ? ». Eh bien non. Venise, mais aussi la mer du Nord, Ostende ou Bruges (sa cousine flamande) sont tellement belles dans le gris, la brume et la neige. Le ciel se charge de leur offrir ce petit supplément poétique qui les rend magiques. Elles semblent alors hors du temps et offertes à vous seul. J’aime également Venise l’été, oui bien sûr, mais différemment et pour d’autres raisons.
L’hiver, les tons ocres des maisons sont assourdis par le gris du ciel qui semble unir les nuances, les accorder, les adoucir.
Vers 13 heures je retournais à la Calcina comme on rentre à la maison. J’aime la sensation que procurent certains lieux (la Calcina en fait partie) de les avoir toujours connus, de correspondre en tous points à ce que l’on attend et d’y être, allez savoir pourquoi, parfaitement bien.
J’y déjeunais d’un plat ; comme de délicieux gnocchis à la tomate et aux crevettes, arrosés d’un verre de Pinot griggio que je savourais à petites gorgées, suivis d’un tiramisu aux agrumes de Sicile ou d’une panna cotta.
Installée devant la fenêtre, je pouvais suivre le spectacle de la vie vénitienne qui se poursuivait au dehors, sur le quai : ménagères tirant un chariot empli de leurs courses, étudiants de l’école d’art voisine se pressant un carton à dessin sous le bras, mères traînant leurs enfants et religieuses voiles au vent et grosses chaussettes de laine dans leurs mocassins marron… Je n’aurais laissé ma place pour rien au monde. Je terminais mon repas en sirotant un caffè, sortais mon petit carnet jaune pour y noter deux, trois idées, des impressions … puis il était l’heure de se remettre en route avant que la lumière ne commence à décliner …
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San Giorgio fût un éblouissement.
Petite île qui semble s’être détachée de la Giudecca, juste pour qu’on la laisse tranquille, San Giorgio est effectivement à part. Je n’y ai jamais vu grand monde, même en plein été. Proche de Saint Marc mais suffisamment éloignée pour que la foule ne s’y précipite pas, San Giorgio reste pour beaucoup une toile de fond, un élément du décor. Tant mieux. Et tant pis pour ceux qui s’en privent. On l’atteint après une traversée de dix minutes à peine depuis San Zaccharia et l’on y accoste avec la sensation d’atteindre une île (presque) déserte.
Je m’y étais déjà rendue à plusieurs reprises (notamment à la fondation Cini pour le travail), et avait à chaque fois été charmée par l’impression d’isolement que procure cette « terrasse » sur le bassin de Saint Marc, l’impression d’être un spectateur privilégié à qui la ville est offerte. Le canal de la Giudecca, la pointe de la Douane, la piazzetta, le palais des doges, la Riva degli Schiavoni, les Giardini, d’un seul coup d’œil. D’ici, la vue sur Venise en devient presque irréelle de beauté.
Je n’étais cependant jamais montée au sommet du campanile qui se dresse à côté de la basilique et au sommet duquel la vue sur Venise est parait-il époustouflante. Et elle l’est ! Au sortir de l’ascenseur qui vous mène 63 mètres plus haut en moins de deux minutes, la vue est tout bonnement stupéfiante et je n’ai pu réprimer un « oh ! » émerveillé en la découvrant ! A 360°, une « carte » de Venise et des îles alentours se déploie sous nos yeux. Le vent glacial souffle terriblement fort, gèle les doigts et oblige à trouver un appui pour se stabiliser si l’on veut prendre une photographie. Les mains sur les oreilles (le vent était vraiment glacial et je n’avais pas de bonnet), accoudée au rebord de pierre, j’ai pris mon temps et suis bien restée une demi-heure à observer, telle un oiseau ou un aviateur, la ville vue du ciel afin d’encore mieux la comprendre. Un peu comme lorsque je passe des heures à étudier un plan ou des cartes ; car on ne prend bien la mesure d’une ville, on ne l’apprivoise qu’en en étudiant sa structure et son organisation spatiale.
J’étais seule. Juste le bruit du vent, ses rafales. En bas, sur l’eau verte, le ballet des bateaux et des vaporetti et au loin, au-delà de la ville, sur l’horizon et sous les nuages … les Alpes ! Je ne les avais pas aperçues tout de suite mais, en scrutant le paysage, elles m’étaient apparues, enneigées, se confondant presque avec les nuages mais bien là et dans une proximité étonnante. La plus belle leçon de géographie qui soit.
Après cet émerveillement, je décidais de rentrer doucement, en faisant un détour par l’Arsenal. Marcher le long de la Riva degli Schiavoni permettait de garder un œil sur San Giorgio et de « revenir sur terre ».
Ensuite, franchir le pont San Biasio et se diriger vers les lions de pierre, c’était marcher en terrain connu, dans un calme que je recherchais. Mettre ses pas dans ses propres pas, dans un endroit de Venise qui peut sembler austère mais dont j’aime justement l’austérité.
Les lions grecs de l’Arsenal, toujours aussi impassibles, m’attendaient.
J’aime ce campo de l’Arsenal où, l’été, les habitants du quartier se reposent sur les bancs rouges à l’ombre des arbres et où les enfants jouent au ballon ou font de la trottinette. J’aime voir la ville vivre comme elle l’a toujours fait.
Le petit café était fermé. Je rêvais d’un capuccino. Tant pis.
Je pris le chemin du retour, traversais le Grand Canal dont l’eau, sous un ciel bleu saphir, reflétait les palais métamorphosés en gros lampions dorés.
Puis je retrouvais mon quartier du Dorsoduro, mes Zattere et la Calcina …
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A suivre …