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Venise encore, Venise toujours

17 juin 6h20. Mon avion décolle de Bruxelles direction Venise. J’y retourne enfin, soulagée que ce voyage soit finalement possible. Les frontières sont restées ouvertes et l’Italie a levé la quarantaine imposée jusqu’en avril aux voyageurs. Il aura quand même fallu montrer patte blanche, se plier à nouveau au goupillonement nasal, remplir des questionnaires, montrer des attestations puis attendre, légèrement angoissée, au comptoir d’enregistrement de Brussels Airlines des vérifications on ne peut plus pointilleuses mais maintenant, ça y est, je suis partie. L’avion a traversé l’épaisse couche de nuages flottant au-dessus de Bruxelles et vole dans le bleu ciel d’un petit matin de juin. Dans moins de deux heures je serai là-bas, enfin.

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Pourtant en octobre dernier, alors même que je quittais Venise, je m’étais dit que je n’y reviendrais pas de sitôt. Il me semblait en effet avoir eu mon content de balades, de peintures, de lumière matinale sur les ocres-roses des maisons et les marbres des palais, de calli désertes et de cette musique si particulière de la ville … J’avais la sensation de connaitre Venise comme ma poche, d’y être chez moi et d’en avoir fait le tour. Je me trompais bien sûr car fait-on jamais le tour de Venise ? De cela – même si au fond de moi je le savais – je m’en aperçus très vite. À peine revenue, j’en eu la nostalgie, non pas de manière très nette mais plutôt d’une façon diffuse et sourde, une sorte de mélancolie ténue qui ne fit que s’amplifier au fil des jours. Je me désolais de la laideur environnante, de la routine retrouvée et de journées faites de contraintes. Bien souvent, assise à mon bureau et peinant à m’atteler à un travail qui ne m’intéresse pas, je jetais un œil à l’horloge de mon ordinateur et pensais qu’à cette même heure à Venise, eh bien je serais en train de prendre un café chez Rosa Salva, un bouquin dans une main et un croissant aux amandes dans l’autre, de flâner dans le Dorsoduro ou, le jour finissant, de contempler depuis San Giorgio la ville toute dorée dans le soleil couchant. Et puis, j’avais cette sensation, comme un regret, de ne pas en avoir assez profité, de ne pas avoir ouvert assez grands et mes yeux et mon esprit, de ne pas avoir suffisamment, tous les sens en éveil, contemplé et savouré chaque parcelle de la ville. Mais n’est-ce pas toujours ce que l’on se l’on se dit après être rentré ?

Je ne fais pas partie de ceux qui veulent profiter en « pleine conscience » et qui finalement ne se concentrent que sur eux-mêmes Pour moi, regarder et savourer c’est d’abord s’oublier, oublier mon sac trop lourd, la petite cloque douloureuse sous mon pied droit, la sueur sous ma frange, ma fatigue ou mon envie d’un verre de vin blanc très frais car il fait vraiment très chaud … Et à Venise, à tout ça je ne veux pas y penser. Oui, j’ai chaud et mes belles sandales roses toutes neuves me blessent un peu mais j’y penserai plus tard, pour l’heure je suis absorbée à simplement être là, me rendre à un rendez-vous que je me suis fixé (avec une peinture, un musée, un palais, un quartier ou simplement un cappuccino …) et à arpenter la ville comme si j’étais chez moi. Lorsque je déambule dans Venise où la beauté est la norme je suis dans un environnement à la fois familier et exceptionnel. Mon regard glisse sur les façades des palais le long du Grand Canal au rythme du vaporetto – un éblouissement nonchalant en quelque sorte – et s’arrête net sur un détail d’architecture, l’usure d’une pierre, un rosier exubérant s’échappant d’un jardin invisible. Finalement peut-être faut-il être suffisamment intime avec la ville pour ne plus s’en étonner mais absorber sa beauté de manière plus tranquille. Ce qui ne m’empêche cependant pas de pousser parfois de petits cris étouffés ou de m’exclamer à voix basse et à moi-même « qu’est ce que c’est beau ! ».

C’est tout cela que je souhaitais retrouver. Un lieu familier inépuisable. Car il y a dans cette ville si petite et si vaste, tant de choses à voir et tant à ressentir dont nous ne pourrons jamais être rassasiés.

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Dès la sortie de l’aéroport, et comme à chaque fois, les lauriers roses et les grands pins parasols me ravissent. Peut-être suis-je la seule à les retrouver avec une certaine émotion mais pour moi ils indiquent bien mieux que la plus élaborée des signalétiques que nous sommes en Italie. La promesse de Venise, ce sera lorsque j’aurai embarqué sur l’un des bateau Alilaguna et qu’il fendra l’eau grise du chenal. Je regarderai défiler les langues de terre marécageuses, les verts et les ocres, les mouettes et les aigrettes comme un prélude à la Sérénissime. Murano Museo, Murano Colonna, Fondamente Nuove, Ospedale, Baccini, Lido puis Arsenale. Chaque arrêt de la linea blu rythme le trajet. Bruit du moteur qui décélère, choc sourd de la coque qui heurte le quai, cordage noué, glissement de la barrière métallique, ballotement lorsque le bateau repart et accélère à nouveau dans un bouillonnement d’eau céladon frangée d’écume. Le pilote, polo blanc et lunettes de soleil, est perché sur son siège, une main sur le gouvernail, un pied sur le bastingage et discute de la manière la plus décontractée qui soit avec l’autre employé. Je me dis alors que je pourrais tout à fait me jeter à l’eau ou chanter à tue-tête sans qu’ils ne s’en émeuvent.

Alors que nous quittons l’arrêt « Lido » et comme je suis la seule passagère, je m’autorise à monter sur le pont, ce qui est normalement interdit, et on me laisse faire. Je ne veux rien perdre de l’arrivée à Venise. J’aperçois San Giorgio, le campanile de Saint Marc alors qu’à ma gauche défilent les jardins et la pinède de San Elena. Je hume l’air, étonnée. L’air embaume. Un parfum suave porté par la brise m’arrive par bouffées. Un parfum venu de l’île comme pour accompagner mon arrivée …

Ce parfum j’aurais dû le reconnaitre mais, depuis la lagune, porté par le vent, sa perception en était vraisemblablement différente. J’allais toutefois l’identifier très vite. Du jasmin. C’était du jasmin ! Escaladant les murs ou débordant des jardins, cascades de petites fleurs blanches en étoiles. Tout Venise embaumait.

Je ne pouvais rêver meilleur retour.

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Je ne sais jamais vraiment que répondre à ceux qui me demandent « alors, c’était bien ce séjour à Venise ? ». Il s’agit bien souvent de collègues, de connaissances ou même de mon garagiste qui m’avait un jour confié qu’il rêvait d’y emmener sa nouvelle fiancée pour une balade en gondole, « parce que Venise c’est la ville des amoureux et que les gondoles c’est quand même plus classe que les bagnoles ». A ceux-là, que dire ? Il serait bien trop long de leur détailler ce qui fait véritablement mon bonheur. Et ils en seraient certainement déçus.

Bien sûr il y a la basilique Saint Marc, le pont des soupirs et le Rialto, le palais des doges et les pigeons et tout cela est sublime (sauf les pigeons). Mais ma Venise est aussi faite de ces petits riens du quotidien, de petits bonheurs très loin des clichés et qui ont ici une saveur unique.

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A peine descendue du bateau, je retrouve tout ! Je m’installe rapidement dans l’appartement de l’arsenal qui semble m’avoir attendue depuis septembre dernier et sors faire quelques courses via Garibaldi. La chaleur est étouffante et je décide de déjeuner chez moi puis de faire une sieste, ce qui n’est absolument pas dans mes habitudes mais je suis épuisée n’ayant dormi que deux petites heures la nuit précédente. Retrouver la ville ce sera pour tout à l’heure. Je m’endors bercée par le ronronnement de la climatisation en me disant que, oui je suis bien arrivée, tout est en place, l’appartement, la ville, la lumière d’été et le bruit étouffé des bateaux sur le canal.

Le lendemain matin, et comme tous les matins à Venise, mon premier geste est d’ouvrir les volets des quatre fenêtres donnant sur le canal et ce simple geste – que tous les vénitiens répètent depuis toujours (faire tourner l’espagnolette, pousser bras grands ouverts les battants peints de ce vert caractéristique puis les replier) – me ravit tant il est pour moi lié à la ville. Je me penche un peu, personne sur les bancs rouges, il est encore trop tôt. Seuls deux pigeons tournicotent au pied de la fontaine. A Venise, on trouve ces fontaines partout. L’eau y est potable et on peut, lorsque la chaleur est très forte comme aujourd’hui, s’y désaltérer. Bien souvent un habitant attentionné place sur la grille d’évacuation (l’eau coule en continu) un récipient afin que les chiens ou les pigeons puissent y boire plus facilement. Je m’agace un peu de la nouvelle terrasse de café qui s’est installée à proximité et dont les chaises jaunes orangé, les parasols assortis et le congélateur couvert d’autocollants publicitaires dénaturent l’endroit. Pour l’heure la terrasse est encore déserte et j’espère qu’elle le restera, que le propriétaire mécontent de ne pas faire d’affaires pliera bagage assez vite.

Je file à la boulangerie, mais m’arrête d’abord devant le lion du Pirée, l’un des quatre félins de pierre qui gardent l’entrée de l’arsenal ; lion impassible et imposant, qui fût le gardien du port du Pirée pendant plus de 1500 ans avant que Francesco Morosini, futur doge de Venise, ne s’en empare en 1687 lors de la grande guerre turque et ne l’expédie à Venise. Voyait-il en cette prise de guerre autre chose qu’un lion symbole de Saint Marc, saint patron de la ville ? J’en doute. Pourtant, comment ne pas penser (ce lion a été sculpté près de 400 ans avant notre ère) aux siècles dont il fut témoin mais surtout à tous ceux qui comme moi lui font face, le regardent, s’interrogent. Lion de marbre immuable et fascinant.

A chacun de mes retours, je le retrouve comme on retrouve un ami. Je prends toujours le temps de le regarder, de le redécouvrir puis le salue d’un sourire et lui murmure un rituel « heureuse de te revoir Lion ! » comme le mot de passe me permettant l’accès à Venise.

De retour à l’appartement, je prends mon petit-déjeuner devant la fenêtre ouverte, thé brûlant et croissants aux abricots encore tièdes. Les martinets passent en escadrons sifflants très haut dans le ciel. Je devrais être parfaitement heureuse et pourtant je suis triste. Sans doute trop de fatigue, un contraste trop brusque entre mon quotidien et Venise, la conscience que ma présence ici est éphémère et solitaire. Coup de blues. Je me connais, je sais que j’irai mieux dans quelques heures mais pour l’heure la tristesse m’abat. J’appelle Diane, pleure un bon coup. Ça va déjà mieux. Puis me prépare. Rien de tel que de se forcer à être présentable pour se sentir mieux : poudre de soleil sur les joues, ombre taupe sur les paupières, robe bleu sombre, sandales, sautoir et bracelet argentés. J’attrape mon sac, dévale l’escalier de marbre ocre et rose. Je suis dehors, happée par la ruelle familière et sa relative fraicheur alors que la chaleur est déjà très forte. J’emprunte la calle dei Forni, et note que, tiens, c’est une équipe de femmes qui est chargée d’enduire les murs de ce qui sera hélas un nouvel hôtel. J’aperçois par une porte entrouverte une vaste cour intérieure, deux palmiers et tout au centre la margelle d’un puits. Lorsque je débouche sur la Riva Ca’ di Dio, la lumière est aveuglante et l’eau marine du bassin de Saint Marc vibre et scintille alors qu’une légère brume de chaleur adoucit les contours de la pointe de la Douane et de l’ile de San Giorgio. La chaleur est celle d’un four de boulanger grand ouvert.

Ce matin j’ai décidé de revoir les collections de la Ca’ Pesaro, le musée d’art moderne de Venise, profitant du peu de touristes. J’attends donc le vaporetto sur le ponton de l’arrêt Arsenale, ballotée doucement par les vagues qui le soulèvent puis l’abaissent en un rythme lent et apaisant. Seul un vieux monsieur attend sur le banc d’en face, très digne et élégant – chemisette de toile et pantalon au pli impeccablement marqué – appuyé des deux mains sur la canne qu’il tient devant lui. Un vénitien à n’en pas douter.

Peu de monde dans le vaporetto qui arrive. Je reste néanmoins debout sur le pont, pour voir défiler le palais des doges, la piazzetta et l’entrée du Grand Canal. « C’est un conte de fée » m’avait dit Sylvie de Milos, collègue grecque qui regrettait de n’être allée à Venise qu’une seule fois, une seule journée, dans sa vie. D’une certaine façon, elle a raison. Venise est à la fois irréelle, surtout lorsqu’elle défile devant vous depuis un bateau – la distance est suffisante pour se demander si l’on ne rêve pas – et en même temps terriblement réelle lorsqu’on la parcourt tant les sensations que nous éprouvons sont fortes et durables. Je finis quand même par aller m’assoir à l’intérieur choisissant une place à côté de l’allée centrale. Les palais défilent dans l’encadrement de la fenêtre de manière très cinématographique. Il fait très chaud et j’ôte mes lunettes de soleil comme si cela pouvait me rafraichir, les range et relève la tête vers le passager, un homme seul, assis en face de moi mais tout contre la vitre. Je n’y avais pas prêté attention car son allure est somme toute banale et son attitude discrète. Il regarde comme moi simplement défiler les palais. Et comme dans tous les transports en commun du monde, il y a un moment où forcément les regards des passagers se croisent et choisissent parfois de se croiser à nouveau. Il sort un livre d’un sac de toile qu’il doit porter en bandoulière et dont je n’arrive pas à lire le titre. Je note le jean, la liquette de lin finement rayée, les cheveux mi-longs poivre et sel qu’il relève d’un geste assez beau et son regard intelligent. Je me dis qu’il doit être français ou allemand, prof de lettres ou de philo, intello en tous cas. Echange de regards, brise légère, palais qui défilent, conversation muette, connivence de deux solitaires qui ne sont en rien des touristes. Lorsque le bateau s’arrête au Rialto l’homme se lève et je me mets un peu de biais pour le laisser passer. Il passe donc devant moi, sans se hâter et d’un geste à la fois rapide, naturel et bienveillant, presse doucement mon épaule puis s’en va. J’en suis tout d’abord surprise mais, alors qu’il s’éloigne sur le quai et que le bateau repart, je trouve finalement cet au revoir muet très juste et délicat et me sens étonnamment apaisée, consolée même. Comme si un ange bienveillant, m’avait, par ce simple geste, fait comprendre que oui, tout ira bien.

On interprète toujours les choses en fonction de son état d’esprit et de ce que l’on veut bien percevoir, de cela j’en suis bien consciente. Toutefois, cette rencontre dont certains pourront sourire, marqua le début de mes retrouvailles avec la ville.

4 commentaires

  1. mamiejanot dit

    Bonsoir Virginie C est encore avec un immense plaisir que je viens de te lire . Venise quel lieu enchanteur !!!! Je comprends que tu aimes y retourner. Merci car grâce à Toi, je nous y revoyais ,ton oncle et moi,heureux dans cette ville féerique . Je te souhaite une bonne nuit et te souhaite de jolis rêves . Je t embrasse fort

    Envoyé de mon iPad

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  2. Bonjour Virginie
    Comme toujours j ‘ai pris un énorme plaisir à vous lire
    J’ai plein de souvenirs de Venise.Enfant,dans les années 50 ,j y accompagnais mes parents( mon père était peintre et tous les ans allait en Italie…);adulte j ‘y suis retournée plusieurs fois.
    Merci aussi pour vos photos
    Amicalement
    Christine Guérin

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  3. Joli blog, joliment raconté et imagé… nous serons à Venise fin octobre pour la Toussaint, le temps d’un long we. je ne pensais pas y retourner un jour mais lors de notre première visite il y a 11 ans, cette cité nous avait ravie; sortir des sentiers connus, flâner et se perdre dans les ruelles pour tomber sur un petit canal. c’était un printemps et ce sera l’automne cette fois ci. Quelques idées en tête du programme mais rien de bien précis nous verrons bien…les points de départs se feront du quartier de Cannaregio, il y aura peut-être l’aqua alta, peu importe…

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    • Merci pour votre commentaire ! Venise en automne vous plaira autant qu’au printemps. La lumière y est superbe et les touristes moins nombreux … Et ne pas avoir de programme trop précis est bien le meilleur programme qui soit à Venise ! Bon séjour vénitien !

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