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Vue de Delft

Je suis allée à Amsterdam pour voir les Vermeer. Juste les Vermeer – ceux de « l’exposition du siècle », comme on l’appelle, qui se tient jusqu’en juin au Rijksmuseum.

D’Amsterdam, où j’arrivais la veille, je garde le souvenir d’une ville crasseuse, de canaux sinistres, de vélos lancés à fond de train et de tramways bondés. J’eus beau me forcer à trouver quelque attrait aux maisons noires et blanches et aux ponts jetés sur le Prinsengracht, ça ne fonctionnait pas. Le ciel était maussade et mon humeur aussi. Rien dans cette ville ne me plaisait. J’en voulais même à ceux qui m’avaient conseillé une balade dans le centre historique que j’allais – disaient-ils – adorer. Eh bien non. Les villes vous les adoptez d’emblée, ou pas. Je m’y sentais étrangère et ne comprenais pas l’engouement des touristes pour cette ville somme toute assez surfaite. Et puis, aucune trace de Vermeer, de sa lumière. Juste une ville triste. J’errais donc de canaux en canaux, prenant malgré tout quelques photos (que j’allais ensuite m’empresser d’effacer) comme pour me persuader de porter un regard plus indulgent sur la ville. Le soir tombant, je rentrais vite à l’hôtel que j’avais eu la bonne idée de réserver au bord de la mer un peu plus au Nord, soulagée d’en finir avec cette journée. Rarement une ville – dont je n’avais finalement qu’un souvenir vague, y étant rarement venue ou ne faisant qu’y passer – ne m’a autant déplu. Je me couchais tôt, tentant d’oublier la désagréable impression, le goût amer que me laissait cette journée et me recentrais sur l’essentiel, Vermeer, car après tout je n’étais là que pour lui. Je m’endormis comme un loir en me disant que demain, oui demain, bientôt demain …

***

L’émotion que nous procure un tableau nous surprend toujours. Je me tenais devant la Vue de Delft et j’avais les larmes aux yeux. Je la connaissais pourtant cette peinture, je l’avais vue au Maurithuis à la Haye il y avait des années de cela. Je l’avais vue, revue et j’aurais pu la décrire les yeux fermés mais là il me  semblait la découvrir pour la première fois ou plutôt je la retrouvais comme on retrouve un proche après des années d’absence. Différente et en même temps familière. Je retrouvais la lumière, cette lumière dont Vermeer est le maitre absolu, les nuages rapides poussés par le vent, les tâches de soleil, la brique des murs et les toits rouges, cet instant arrêté, étiré, d’un petit matin calme à Delft. Pourquoi certaines peintures nous émeuvent autant et aujourd’hui plus qu’hier ? Le temps, le passage du temps sans doute, la vie tout simplement qui nous change et change notre regard aussi. Avais-je il y a vingt ans perçu à quel point cette plongée dans la Vue de Delft, était aussi une plongée dans tout ce qui m’est familier, dans tout ce qui me constitue depuis l’enfance ?

Je me tenais là, devant la Vue de Delft et je me mordais les joues pour ne pas éclater en sanglots. De quoi aurais-je eu l’air ? Qui aurait compris ? J’étais dans la peinture, tout simplement, happée par le paysage. Je savais la fraicheur de l’air, le silence, la lumière changeante, rapide, l’eau étale. Et ce ciel ! Cette lumière venue à travers le temps, venue du fond du temps, qui nous rend présents d’un coup au temps de Vermeer en abolissant les siècles qui nous en séparent. Cette lumière que je connais car rien ne change de la lumière du Nord, dans le ciel et sur les toits. Nos ciels d’aujourd’hui sont dans la peinture d’hier et la peinture d’hier est dans nos ciels d’aujourd’hui. Nous vivons dans une peinture flamande et hollandaise, il suffit de lever les yeux vers les nuages ou de parcourir la campagne plate striée de canaux. Comme à Venise, le passé et le présent ici ne font qu’un.

Alors, oui, cette peinture me donnait envie de pleurer, me submergeait d’une drôle de tristesse. Cette peinture c’était comme retrouver quelqu’un revenu du fond du temps.

Et puis, je m’apercevais que la revoir en vrai, c’était quelque chose. C’est cela aussi qui m’avait frappée alors que je pénétrais dans la première salle de l’exposition et l’avais vue, d’abord à demi-cachée par un groupe de visiteurs puis là, toute entière devant moi, beaucoup plus grande que dans mon souvenir. J’avais filé tout droit vers elle, comme si la peinture pouvait s’échapper, impatiente et la gorge serrée – car le souvenir de sa découverte, il y a très longtemps par une belle journée de printemps à la Haye, m’accompagnait, nous étions alors tous jeunes et vaillants et Vermeer inépuisable car le temps nous ne le comptions pas, n’avions pas conscience qu’il file comme l’éclair et ne reviendra pas. C’est cela aussi qui serrait mon cœur. Le temps toujours, comme dans cette peinture où il est suspendu. Passé, présent, celui du temps de Vermeer, celui d’aujourd’hui, le mien d’hier et d’aujourd’hui. La peinture était là bien réelle, d’une présence qui effaçait tout autour d’elle. Là, en vrai, le paysage est vivant, il vibre, notre regard va loin au-delà du premier plan, comme il le ferait si nous nous étions nous aussi sur cette berge sablonneuse à contempler la ville au petit matin. Regarder longuement ce tableau, c’est être dans le paysage, en faire partie, étirer le temps, le suspendre comme il est lui-même suspendu dans le tableau, c’est nous tenir aux côtés de Vermeer, lui qui peignait si lentement, dans une proximité à travers les siècles. Regarder. Prendre le temps. Poser somme toute un regard de peintre – celui-là même de Vermeer sur le paysage qu’il peignait – sur le tableau. Car c’est du temps finalement dont il est aussi question dans ce tableau où plutôt d’un présent infini, dense et poétique et qui résonne encore aujourd’hui si l’on prend le temps de prendre le temps de le regarder vraiment.

***

Il m’est parfois difficile de quitter une peinture. Alors j’y reviens, une fois, deux fois, remonte à contre courant le parcours de l’exposition, fendant le flot des visiteurs pour la voir encore, juste encore un peu puis me décide enfin à partir mais non sans lui avoir jeté un long dernier regard. C’est ce que je fis, là à Amsterdam, plusieurs allers-retours, petit rituel secret, pour m’extraire de la Vue de Delft, en sortir, revenir à la surface, m’en séparer. Mais je sais que je la garde en moi. J’y repense, je peux la convoquer à loisir, elle est là dans mon musée mental.

Et puis, je sais aussi pouvoir la retrouver quand je veux. Il me suffira de faire un saut à La Haye. La peinture sera là, dans son musée, chez elle, immuable.

L’exposition Veermer se tient au Rijksmuseum à Amsterdam jusqu’au 4 juin prochain mais malheureusement tous les billets ont été vendus (les 450 000 billets disponibles ayant tous été achetés deux jours seulement après l’ouverture de l’exposition !). J’ai donc eu une chance inouïe car j’avais acheté mon billet en ligne dès janvier. J’ai ainsi pu découvrir 28 des 37 tableaux de Vermeer rassemblées dans « l’exposition du siècle » !

Pour ceux qui voudraient redécouvrir toute l’œuvre de Vermeer, je vous conseille le superbe ouvrage de Karl Schütz « Vermeer l’œuvre complet ». A lire également l’incontournable « L’ambition de Vermeer » de Daniel Arasse. Sans oublier le catalogue de l’exposition (3 éditions disponibles : néerlandais, anglais ou français).

Et pour aller voir « en vrai » La vue de Delft, c’est au Mauritshuis à la Haye (où elle sera de retour en juin après l’exposition d’Amsterdam).

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