Mardi 27 juin, sept heures. La clim ronronne doucement et les volets clos ne laissent passer qu’un mince rayon de soleil. Je suis éveillée depuis un bon moment, bien avant que le réveil ne sonne, et n’ai plus du tout sommeil. J’attrape d’ailleurs mon téléphone, annule la fonction réveil et me glisse sans bruit hors du lit. A Venise, me lever tôt est un plaisir. Moi pour qui quatre sonneries programmées à cinq minutes d’intervalle sont habituellement nécessaires, je m’étonne de n’éprouver ici aucune difficulté à être debout assez tôt, parfaitement éveillée et d’une impatience qui me fait sourire ; car je veux sortir, comme les chats, retrouver la ville au petit matin, encore calme et presque déserte. Nous sommes là depuis moins d’une semaine et la balade matinale que je m’accorde m’est vite devenue indispensable. Car à Venise, plus que partout ailleurs, il faut savoir être seul, suivre égoïstement le fil de ses découvertes et de ses émerveillements, ne pas se laisser happer par la compagnie d’amis qui, même s’ils peuvent être charmants, n’adopteront pas forcément votre rythme ; un rythme nécessairement lent, propice à la réflexion, à la contemplation, au souvenir et aux évocations littéraires ou artistiques qu’il vaut d’ailleurs mieux taire sous peine d’ennuyer et d’être taxé de pédanterie. Et puis, pour qui aime photographier – et là j’entends poser son regard sur les choses et non chasser frénétiquement le cliché touristique – la balade solitaire s’impose. Les détails, le saugrenu, la poésie de certains lieux se révèlent pour moi d’autant mieux lorsque je suis seule. Ici en tout cas.
Je file dans la salle de bain et en ouvre la fenêtre qui donne sur une petite cour. Le linge des voisins y sèche étendu sur ces ingénieuses cordes coulissantes fixées d’un mur à l’autre. Tiens, une nouvelle lessive a remplacé les caleçons et tee-shirts de la veille. Aujourd’hui c’est un drap bleu ciel et une guirlande de chaussettes multicolores qui donnent à la cour un air joyeux et italien. Je m’asperge d’eau fraiche, enroule vite fait mes cheveux en chignon, m’habille en trois secondes – la tenue plus recherchée, ce sera pour tout à l’heure -, attrape mon sac et sors à pas feutrés, non sans avoir chuchoté à l’oreille de Bruxelles : « je vais à la boulangerie, dors encore, je reviens dans dix minutes ».
Dix minutes … Je sais en lui murmurant cela que je mens. Je ne serai pas rentrée avant une heure. Non pas que la boulangerie soit très éloignée de notre appartement – j’y suis en moins de cinq minutes – mais que le chemin que j’emprunte est celui des écoliers. Et puis, de toute façon la boulangerie n’ouvre pas avant 7h30 …
Je referme la porte de l’appartement et dévale prudemment l’escalier de marbre ocre-rose et blanc que sa patine rend dangereusement glissant. Dans le petit hall d’entrée, quelques sacs poubelle joufflus attendent en rang d’oignon le passage de l’éboueur qui, comme chaque jour, sonnera à huit heures trente tapantes afin de se faire ouvrir la porte. Et, les habitudes se prenant vite, alors que nous petit-déjeunerons, je me lèverai de table pour en actionner l’ouverture depuis l’interphone tout en lançant à Bruxelles : « c’est les poubelles ! ». Il grommellera « oui, oui, ah ! zut, j’ai oublié les nôtres ! » et descendra quatre à quatre les déposer dans le chariot de l’éboueur ou à même le bateau poubelle arrêté sous nos fenêtres …
La porte de la maison dans laquelle se trouve notre appartement donne sur une étroite ruelle qui elle-même débouche sur le campo de l’arsenal. En revanche toutes nos fenêtres du deuxième étage s’ouvrent sur le canal et si l’on se penche un peu, on peut apercevoir l’entrée de l’arsenal, les lions de pierre et le pont enjambant le canal. Sous nos fenêtres trois arbres et quatre bancs rouges qu’occupent le jour quelques touristes exténués et le soir venu, une famille du quartier prenant le frais, grand-mère en fauteuil roulant, enfants et petits-enfants réunis.
Je sors de la maison et en referme la lourde porte de bois avec une satisfaction toute enfantine car ce qui m’emplie d’aise à cet instant, c’est la sensation de véritablement vivre dans cette ville. Je sors de chez moi, j’habite ici … Bien sûr, je sais qu’il n’en est rien et nous ne sommes à Venise que pour dix jours mais j’ai cette capacité à m’approprier les lieux que j’aime et à Venise plus encore qu’ailleurs. Peut-être faut-il pour cela prendre le temps, vivre justement comme un vénitien (enfin, tenter de le faire) et accorder au quotidien, que beaucoup s’empressent de bannir de leurs vacances, une place nécessaire, la place qui lui revient dans la vraie vie. Aller au marché, descendre les poubelles, cuisiner … Finalement tout est une question de place, celle que l’on s’octroie et du rôle que l’on veut jouer. Celui de touriste n’est pas ma tasse de thé. Je préfère la lenteur, ne surtout pas courir d’un musée à l’autre, d’un campo à l’autre mais plutôt « perdre » une matinée à choisir mes tomates au marché du Rialto, demander sa recette de polpettes au boucher du quartier, boire un espresso au café du coin et que Bruxelles et moi puissions parfois vaquer à nos occupations – culturelles ou de simple flâneur, chacun de notre côté, nous donnant rendez-vous soit « à la maison » soit à un arrêt de vaporetto.
Le campo de l’arsenal est presque désert, la chaleur déjà forte mais encore agréable et le ciel zébré par un vol de martinets en escadron. Prrriii, prrriii, prrriii, leur chœur de cris aigus qui s’amplifie lorsqu’ils passent au dessus de moi me ravi. C’est une musique du sud, de la Provence ou de l’Italie. Dans le nord, leurs cousines les hirondelles sont moins loquaces …
Je traverse le campo en oblique, Al leon bianco, le petit café où nous avons maintenant nos habitudes ouvre à peine, quelques militaires et marins en uniforme blanc et épaulettes dorées se pressent vers la porte terrestre de l’arsenal. Les martinets poursuivent leur course circulaire, un chien et son maitre passent tranquillement. Le ciel est d’un bleu encore pâle, la lumière dorée et l’eau d’un vert grisé. J’emprunte le pont de bois et m’y arrête tout au milieu. De là, je peux observer les quatre lions de marbre, les maisons roses et jaunes. Deux joggeurs passent, bribes d’italien, musique de cette langue. Sous nos fenêtres, j’aperçois un balayeur – le même chaque matin – s’octroyant une pause sur l’un des bancs rouges. Autour de lui les trainées humides – et très picturales – de son balai de branches qu’il a trempé à plusieurs reprises dans l’eau du canal, en un mouvement à la fois souple et énergique, afin de laver tout en balayant ; technique astucieuse et non dénuée de beauté.
Je longe le canal jusqu’à la Riva degli Schiavoni. Mon rituel matinal.
A l’angle du museo navale, les martinets décrivent de grands cercles très haut dans le ciel, passent et repassent, descendent presque en piqué, frôlent la surface de l’eau, s’élèvent à nouveau, en bataillon, en chœur, comme saoulés par l’air de la lagune, les bleus gris et outremer-clair du ciel et de l’eau. Je m’arrête toujours un moment pour les écouter, les regarder. Puis, me tourne vers San Giorgio, d’un ocre rosé dans la lumière du matin.
Je prends à droite, vers San Marco. Allez, aujourd’hui, je fais un saut sur la piazza. Les vendeurs d’atroces souvenirs made in China n’ont pas encore ouverts leurs kiosques. Les chinois eux-mêmes dorment encore. Il faut en profiter. Dans deux heures, la foule sera insupportable et franchir les ponts une véritable épreuve. Pour l’heure, personne ne contemple le pont des soupirs et devant la basilique seule une poignée de touristes a le nez levé vers les mosaïques. Je fais de même, de loin, car – et je m’en étonne – même si la beauté extraordinaire de cette place me laisse toujours ébahie, je m’y habitue, ou plutôt elle me devient familière et ne me surprend plus de la même manière. J’ai déjà dit qu’à Venise le passé et le présent se télescopent, et là, je me dis qu’au petit matin, le passé est drôlement présent. Pas seulement celui tangible de l’architecture mais celui des doges, des princesses et des petites gens. Le ciel au dessus des coupoles de Saint Marc, ils l’ont vu, de ce même bleu teinté de gris ; le souffle de la lagune, ils l’ont perçu comme je le perçois à cet instant précis. Un passé rendu présent grâce à la lumière, aux miroitements de l’eau, au parfum de jasmin échappé d’un jardin clos et à notre imagination nourrie de lectures et de peintures.
A Saint Marc, cela n’est possible qu’à cette heure. En revanche, dans le quartier de Castello où nous logeons, cela est plus aisé, quel que soit le moment de la journée. Certaines ruelles, certains recoins semblent en effet avoir été oubliés des touristes. Là tout est calme et les bruits sont ceux de la vie, celle d’aujourd’hui et celle d’hier : repas que l’on prépare, cris d’enfants, concert d’un canari en cage, clapotis de l’eau fendue par l’étrave d’une barque … et aussi le silence de midi ; un silence qui semble suspendre le temps, étouffant, enveloppant, et que seuls troublent l’appel d’une mouette ou les cloches d’une église toute proche.
Et puis les maisons y vivent leur vie presque en douce ne se livrant qu’à leurs habitants et aux flâneurs contemplatifs. C’est un quartier populaire, vivant, habité par de vrais vénitiens et où l’on trouve de vrais commerces : boucheries, boulangeries, marchands de légumes, petits cafés et même sur la salizada San Francesco, une incroyable droguerie-bazar où je fis l’acquisition d’une jolie paire de furlane pour la moitié du prix de celles vendues près du Rialto. Elles sont certes peut-être un peu moins chic, un peu moins bien finies mais resteront pour moi, à chaque fois que je les chausserai, associées au moment joyeux que fut mon achat, à la bonhomie tranquille de la commerçante qui m’installa sur un pliant de toile au milieu des piles d’ustensiles de cuisine, bassines en plastique, rouleaux de fil électrique et cahiers d’écoliers. La paire exposée que j’essayais étant trop petite, elle sortit sur le pas de sa porte, héla la vendeuse du magasin de chaussures voisin, qui arriva dans les trois secondes avec une autre paire et me déclara tout en en caressant le velours violet : è un bel colore ! Elles assistèrent toutes deux à l’essayage, me faisant comprendre avec force sourires et hochements de tête que ces furlane m’allaient vraiment très bien.
La Venise authentique est ici, sur le campo della Celestia qu’un groupe d’enfants investit chaque soir pour y jouer, sur le petit campo delle Gorne où, sous l’unique arbre, deux vieux messieurs confortablement installés sur les fauteuils pliants qu’ils ont apportés, conversent, ne s’interrompant de temps à autre que pour invectiver les mouettes perchées sur le mur d’enceinte de l’arsenal et trop bruyantes à leur goût.
Je me décide à rebrousser chemin et choisis de revenir sur mes pas. Depuis la piazza, je pourrais tout à fait emprunter un dédale de ruelles qui me mènerait à la boulangerie mais j’aime longer le canal de Saint Marc pour le clapotis de l’eau, le va et vient des vaporettos encore presque vides, San Giorgio dans la lumière dorée et l’air léger venu de la mer.
Sur la Riva Ca’ di Dio je salue d’un sourire une dame croisée hier via Garibaldi et cette fois encore accompagnée de son tout petit chien ; un chien qui m’avait fait éclater de rire tant il était comiquement hargneux, aboyant à s’en rompre les cordes vocales sur les passants et les pigeons, grognant d’une voix rauque et étonnamment puissante pour un aussi petit animal. Je m’étais exclamée : « un vrai petit lion ! » – car il avait effectivement l’allure d’un lion miniature – ce à quoi sa maitresse, également amusée, m’avait répondu : « si ! un picolo leone !« .
Je traverse à nouveau le campo de l’arsenal, emprunte le ponte Scorto puis la calle del Pestrin. La porte de l’arrière-cuisine du Corte Sconta est ouverte car, comme tous les jours à cette heure, viennent d’être déchargés poissons frais et coquillages. Le chariot du livreur, sur lequel ne reste qu’une caisse de dorades argentées, bloque d’ailleurs encore le passage de l’étroite ruelle. A l’intérieur, trois hommes écaillent les poissons, rapides, concentrés mais d’une volubilité toute italienne.
Au bout de la ruelle, la boulangerie.
Je me dis en arrivant devant la vitrine qu’il est finalement encore tôt et que j’aurais tout à fait le temps d’aller acheter mes croissants chez Rosa Salva puis même de m’arrêter au retour dans le cloitre de San Francesco della Vigna. Les portes en sont toujours ouvertes et il reste étrangement désert. Trois vieux cyprès, le chant d’oiseaux invisibles, des roses et des lavandes (que je m’étais promis, lors de mon précédent et hivernal séjour, de revenir voir fleurir). J’aime m’y rendre le soir, après notre spritz quotidien au Leon Bianco et pendant que Bruxelles nous prépare un risotto ou des linguines au citron. Je m’assoie sur la pierre encore tiède d’un muret, griffonne des notes, prend quelques photos ou, le plus souvent ne fais absolument rien, m’absorbant simplement dans la contemplation des arbres, du vol d’une abeille, fermant les yeux du bonheur d’être là dans un repli de la ville, protégée, hors d’atteinte et toute à mes pensées.
Mon téléphone me rappelle à l’ordre ou plutôt Bruxelles. « Tu ne prendrais pas des pizzas pour ce midi ? ». Oui, et des croissants aux amandes et de cette exquise tarte aux fruits secs pour accompagner le café.
Je rentre.
L’appartement est trop frais, j’ouvre grand les fenêtres pour faire entrer la chaleur du dehors. Bruxelles quant à lui s’est rendormi et je le secoue tout en lui disant que nous sommes à Venise et qu’il est idiot de dormir aussi longtemps ! Je prépare thé et café, installe les croissants sur une belle assiette et dresse la table du petit-déjeuner avec soin. J’aime que ce moment soit beau. Un bateau passe sur le canal dans un ronronnement de moteur assourdi. Je me sers une tasse de thé et renonce à raconter ma balade. Car après tout, que dire ? Pas grand-chose en fait. Je pourrai évoquer quelques pensées – somme toute assez banales -, parler de la lagune, du vol des martinets, de la lumière rose et bleue, de la légèreté de l’air et du ciel très haut … Rien d’extraordinaire il est vrai. Et pourtant. Tout cela fait qu’à cette heure du jour, il y a dans l’air une allégresse presque palpable et qui vous fait le cœur léger. Le bonheur simple d’un matin d’été tout pimpant dont Venise elle même semble se réjouir.
*******