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La Poste …

Je déteste aller à la poste. Et cela dit, je m’y rends rarement. Parfois pour retirer un colis ou une lettre recommandée ou, comme hier, pour poster une carte de vœux, car sinon je m’arrange toujours pour avoir des timbres sous la main, à la maison, au bureau, dans mon sac, et pour n’avoir qu’à glisser mes courriers déjà affranchis dans une boite aux lettres.

Me rendre à la poste est toujours une épreuve. Je sais d’avance que j’y ferai la queue, bien souvent coincée entre une Dame aux camélias – qui semble devoir expulser ses poumons à chaque quinte de toux –, un marmot braillard qui, de manière légèrement sadique, vous défie du regard tout en s’égosillant – le monstre ayant compris que vous ne pouvez ni le frapper, ni lui intimer l’ordre de se taire – ou un semi-clodo dont la dernière douche doit remonter à plusieurs mois. Ces jours là, pour parfaire la « punition », il pleut à torrent et l’air est saturé d’humidité (vecteur parfait – je l’imagine toujours avec effroi – de miasmes divers et variés dans lesquels je suis contrainte d’infuser). Je sais également que n’ayant pas trouvé de place de stationnement, ma Lancia aura dû être abandonnée en double file ou sur une zone de livraison et fera le bonheur d’une contractuelle zélée. Ma nervosité sera alors à son comble mais je resterai néanmoins immobile, le nez dans mon écharpe (les miasmes !), respirant par à-coups et tentant une pratique zen de survie par le refuge en moi-même. Une véritable épreuve, oui.

La semaine dernière donc, prenant mon courage à deux mains et en dépit de la pluie (il pleuvait, forcément), je profitai de ma pause déjeuner pour filer au bureau de poste le plus proche. Je devais en effet faire affranchir une carte à destination du Canada et suis toujours plus rassurée quand une vraie postière pèse ma lettre, me confirme que, oui madame votre lettre arrivera d’ici dix jours et que non, le tarif est le même pour tous les pays hors Europe. Un peu comme si la préposée au guichet, telle une déesse antique, disposait du pouvoir d’accorder à ma correspondance le droit d’effectuer un voyage transatlantique sans encombre. Et puis, je voulais un beau timbre ; le beau timbre étant la cerise sur l’enveloppe, une petite attention supplémentaire, comme une politesse esthétique. Cela dit, j’ai toujours pensé que tant qu’à faire les choses autant les faire bien et soigner les détails. J’étais donc décidée et pleine de courage.

Lorsque j’arrivai, je poussai presque un soupir de soulagement. Seulement trois personnes devant moi et deux guichets ouverts ! À l’un d’eux je reconnu le jeune-homme un peu enrobé qui m’avait déjà vendu un carnet de timbres quelques mois plus tôt. À l’autre, choucroute blond cendré et œil de biche une postière ancienne génération officiait. Qui allait me servir ? Œil-de-biche ou le petit-jeune? Lequel des deux aurait le plus de patience ; patience de me présenter tous les beaux timbres et surtout d’attendre que je choisisse. Car, lorsque vient mon tour, j’oublie la pluie, l’inévitable PV sur mon pare-brise et les microbes ambiants ; je m’accoude au comptoir, sors mon enveloppe comme s’il s’agissait d’une missive royale et ne suis plus que concentration extrême alors que j’examine les timbres que l’on me présente. Ceux-ci doivent répondre à plusieurs critères : couleurs, thème et format afin d’être en totale adéquation avec l’enveloppe, son contenu et le message.

La première personne de la queue fut servie par ma postière. Plus que deux personnes devant moi. Le petit-jeune avait disparu, parti chercher un colis dans l’arrière-poste, cet antre mystérieux dans lequel tant de préposés disparaissent pour un temps qui vous semble toujours durer un siècle. Je me lançai alors dans de savants calculs, évaluant le temps qu’il lui faudrait pour revenir puis servir un autre client. Il ne resterait ainsi plus qu’une personne avant moi. Cinq bonnes minutes plus tard, il revint se déplaçant mollement, mais avec bonhomie, et s’activa même tout à coup, servi une puis deux personnes. Ça y est. Ça allait être mon tour ! Soupir de satisfaction. J’extirpai enveloppe et porte-monnaie de mon sac à main, le cœur battant. Qui allait me servir ? Je voulais que l’on comprenne l’importance que j’accorde au détail, que l’on manipule ma carte avec précaution au lieu de la balancer comme un vieux papier dans la corbeille des lettres en partance et surtout, surtout, je voulais un très beau timbre.

Lorsque le client d’Oeil-de-biche quitta son comptoir, je franchi la ligne jaune derrière laquelle on nous oblige à attendre et m’élançai comme on entre en scène. En quelques enjambées, je me retrouvai, sourire aux lèvres, devant la préposée. Un sourire pour amadouer, comme on sourit à certains chiens certes mignons (les loulous de Poméranie ou les bichons par exemple) mais que l’on soupçonne malgré tout d’être quelque peu irascible et d’avoir la canine bien affutée. Un sourire et un bonjour que je lançai avec chaleur ; deux précautions valant mieux qu’une et puis, elle me semblait finalement bien sympathique, Oeil-de-biche. La soixantaine, tout en bijoux et en volumineux cheveux blond-roux et une voix à l’avenant. Une voix comme dans ces films d’avant guerre, à l’opposé de celles formatées des jeunettes d’aujourd’hui, parlant trop vite et haut-perché avec un maniérisme absolument insupportable. Œil-de-biche était une nature ; une de ces postière d’avant la privatisation, syndiquée à coup sûr, n’ayant pas la langue dans sa poche et prenant le temps de parler aux clients car le rendement à tout crin, elle devait s’assoir dessus. Ça se voyait au premier coup d’œil. D’ailleurs, alors que je posai mon enveloppe dorée devant elle, elle interpella le client suivant qui, un colis sous le bras, se dirigeait vers l’autre comptoir : « eh, ben, ça fait longtemps qu’on ne vous a pas vu ! Vous n’avez plus rien à envoyer ? Faut quand même venir nous voir, hein ! ».

L’enveloppe dorée contenait une carte pour Terri ; Terri ou la perfection et la simplicité chic incarnées. Nous partageons toutes deux l’amour des beaux papiers, des cartes de vœux, d’anniversaire ou tout simplement des cartes reproduisant les œuvres d’art qui nous plaisent et que nous échangeons en apportant un soin extrême au petit objet postal qui voyagera au dessus de l’Atlantique et se doit d’être le reflet de l’affection que nous nous portons.

J’avais soigneusement inscrit au feutre noir l’adresse de mon amie, veillant à ce que le pavé de texte se trouve harmonieusement placé sur l’enveloppe carrée puis avais disposé tout autour – veillant à nouveau à réaliser une composition équilibrée – des petits cristaux de neige en papier gaufré ; des cristaux dorés eux-aussi mais d’un doré légèrement plus clair et plus mat que celui de l’enveloppe. L’effet n’était pas si mal, sobre et poétique. C’est ce que je voulais : être en accord avec le contenu ; c’est-à-dire la carte où il était justement question d’attraper les étoiles et les cristaux de neige …

« Bonjour ! J’ai une lettre à affranchir pour le Canada, en tarif express … enfin, je voudrais que ça arrive vite, donc pas en tarif lent …
— Ah, pour le Canada ! … Bon, ben de toute façons y’a plus qu’un seul tarif hors Europe … Le Canada, c’est la zone monde et pour le délai, comptez bien dix jours ; mais bon, dix jours environ parce que nous on sait quand ça part mais après ça dépend de la poste là-bas hein ! Sinon, vous pouvez aussi l’envoyer en Chronopost ou en lettre suivie si vous voulez. »

Là, je visualisai tout à coup ma belle enveloppe défigurée par une abominable étiquette lettre suivie.

« Non, non, en lettre normale, ça ira. Même si pour le Canada c’est toujours long, parfois ça met presque un mois pour arriver, vous vous rendez compte ! …
— Eh ben ! À croire qu’ils font la distribution en traîneau à chien là-bas !
— Je vais vous embêter mais j’aimerais bien avoir un beau timbre, je ne sais pas ce que vous avez en ce moment ?
— Attendez, je regarde … bon, ici j’ai pas grand-chose mais… vous avez deux minutes ? J’vais aller dans la réserve en chercher d’autres ! »
Bien sûr que j’avais deux minutes, même dix ou vingt.

Œil-de-Biche pris son temps (je les soupçonne d’avoir dans leur réserve une machine à café) mais revint avec un classeur volumineux qu’elle laissa tomber sur le comptoir. Elle le tourna vers moi et m’invita d’un geste à faire mon choix. Un peu comme s’il s’agissait d’un catalogue de tissus ou de papier-peint. Œil-de-biche avait compris et faisait équipe avec moi.

« Bon, on n’en a pas trop des beaux en ce moment mais vous allez peut-être quand même trouver vot’ bonheur! ».
Je tournais toutes les pages de l’imposant classeur, revenais à certaines planches, hésitais. « Vous avez raison, y’a rien de terrible … ».

J’avais le choix entre des timbres représentant Mickey à la façon de Mondrian (quelle drôle d’idée), les ponts de France, un général inconnu ou les Casques bleus. Rien ne me plaisait et Oeil-de-biche acquiesçait à mes remarques convenant même que tout cela n’était pas très festif. Un seul timbre me sembla acceptable. Je chaussai mes lunettes pour mieux l’examiner. Une femme tout de noir vêtue posait dans ce qui semblait être un musée et une rose se détachait sur le fond clair juste à côté d’un nom : Rose Valland.

« Celui-là est finalement pas mal, je ne sais pas qui est Rose Valland mais il est assez beau. Je prends celui-là et je suis vraiment désolée de vous avoir embêtée !
— Mais vous ne m’embêtez pas du tout, une belle enveloppe comme ça il lui faut un beau timbre !! Et puis, j’vais vous dire, ça m’fait plaisir car, vous savez quoi ? Des beaux timbres, on n’en vend presque plus ! Plus personne les achète.
— Quel dommage ! Cela dit, plus personne n’écrit et on ne reçoit plus que des factures et sur les factures, malheureusement, ils ne mettent pas de beaux timbres !! ».
Œil-de-biche parti d’un grand éclat de rire et me lança : « Ah ! C’est bien vrai ! ».

Elle me laissa coller moi-même mon timbre, me regarda faire sans afficher la moindre impatience et quand j’eus payé, pris délicatement mon enveloppe entre deux doigts, la contempla puis, d’un ton assuré de connaisseur, me dit : « ah ben, c’est beau, très bon choix ! ».

Je l’aurais presque embrassée.

Finalement j’avais eu tort de penser que ce passage à la poste serait une épreuve. Ce fût le meilleur moment de ma journée.

Il est comme ça des vrais gens qui vous réconcilient avec l’humanité …

 

***

Bien évidemment j’ai souhaité savoir qui était Rose Valland. En quelques clics j’appris qu’elle fût conservatrice au musée du Jeu de Paume et une grande résistante française. Elle participa, pendant la seconde guerre mondiale, au sauvetage et à la préservation de plusieurs dizaines de milliers d’œuvres spoliées par les nazis.

Les choix ne sont jamais le fruit du hasard. Ce petit timbre élégant disait beaucoup : l’art, la résistance, le courage et la détermination. Cela était parfait pour une carte de vœux.

 

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